Si j’essaie de mettre régulièrement ma série d’articles sur la pègre japonaise à jour, il est vrai que l’idée de publier des hors séries me titillait quelque peu. D’autant que, par exemple, parler de celui qui m’a donné envie d’écrire ces articles me semblait pertinent. Il faut bien l’avouer, mais Jake Adelstein a une vie digne d’un roman : seul journaliste occidental à avoir intégré la rédaction d’un grand quotidien japonais, le Yomiuri shinbun, tiré à plusieurs millions d’exemplaires chaque jour, connu pour s’être mis à dos l’un des yakuza les plus dangereux de son époque, qui change de carrière pour celle de détective spécialisé en diligence raisonnable (読売新聞) et qui finit par devenir moine bouddhiste…

© Chloé Vollmer-Lo / Marchialy
© Chloé Vollmer-Lo / Marchialy

Si, à la base, Jake ne semble pas se vouer à une carrière de journaliste, encore moins au Japon, la vie en a décidé autrement. Découvrant les arts martiaux et le bouddhisme, et, ainsi, un moyen de canaliser sa colère, lors de ses années universitaires dans le Missouri, il part étudier à Sophia (上智大学), une université privée située dans l'arrondissement de Chiyoda, à Tōkyō. ‘’J’ai tout de suite réalisé que la société nipponne était vraiment étrange, surtout comparée aux autres dans le monde moderne. Il n’y a plus beaucoup d’endroits où la politesse est inscrite dans le langage, et il faut accepter le mode de fonctionnement japonais pour évoluer sereinement dans la société. Notamment adhérer au principe fondamental, et choquant pour un Occidental, que nous ne sommes pas égaux : que ce soit du fait de notre âge, de notre métier, de notre place dans la hiérarchie, et que cela détermine la façon dont chaque individu doit s’adresser à l’autre. ‘’, confie-t-il au journal Télérama en 2024. Si cela le déroute quelque peu, on le comprend, Jake ne renonce pas et intègre, à 24 ans, l'antenne locale de la ville de Saitama du Yomiuri shinbun, où il commence, comme tout journaliste japonais, par couvrir des affaires mineures, comme des vols à la tire, et connaît la difficultés des débuts : "L'une des choses les plus cruelles quand on arrive à la rédaction d’un journal, c'est qu'on ne vous appelle même pas par votre nom. Parfois, on nous convoquait en nous appelant 'itchinense', ce qui signifie première année. C'est comme s’ils ne voulaient pas prendre la peine d'apprendre votre nom parce qu’ils ne savaient si vous alliez rester.", raconte-il dans un article de France Info.

Yomiuri shinbun
Yomiuri shinbun

Pendant toute sa carrière, au Yomiuri shinbun comme pour d’autres médias, comme le Washington Post, Vice news ou le Los Angeles Times, Jake couvrira des affaires retentissantes, comme celle concernant Susumu Kajiyama (梶山 進), surnommé ‘’Le vautour’’, un ancien yakuza ayant bâti un véritable empire en accordant des prêts à taux exorbitants à des familles surendettées et, bien entendu, celle incriminant Tadamasa Gotō (後藤 忠政), membre du puissant Yamaguchi-gumi, sur fond de blanchiment d'argent dans les casinos de Las Vegas, d’un accord avec le FBI et... d’une opération du foie…

Ayant toujours défendu les faits relatés dans ses livres, Jake a également du faire des concessions littéraires, on s’en doute bien. Ne serait-ce que pour rendre le tout haletant et donner envie au lecteur de tourner la prochaine page. Dans l’article de Télérama, l’autrice, Émilie Gavoille, note : ‘’Dans une enquête parue en 2022, Gavin J Blair, du Hollywood Reporter, s’interroge franchement. ‘’Est-ce qu’Adelstein a, par exemple, vraiment utilisé des prises d’aïkido pour passer à tabac un immense videur yakuza ? […] Est-ce que ses sources féminines n’acceptaient de lui fournir des informations qu’à condition qu’il veuille bien coucher avec elles ?’’. L’intéressé y maintient sa version des faits : ‘’Tout ce qui a été écrit est arrivé.’’. Tout en louant son courage et ses qualités de limier, plusieurs de ses ex-collègues cités y pointent, eux, sa propension à l’exagération…’’.

Vous pouvez lire l’article du Hollywood reporter de Gavin J Blair, journaliste reconnu, spécialiste du Japon ayant couvert des sujets tels que les changements dans l'économie japonaise et son leadership politique à porte tournante, où celui-ci dénonce les faits relatés par Jake Adelstein dans ses livres : ‘’[…] Parmi ceux qui ont connu et travaillé avec Adelstein, des sources estiment que certaines de ses aventures les plus farfelues couvrent toute la gamme allant de simplement colorées et plus grandes que nature à ‘’exagérées’’ ou, tout simplement, ‘’fiction’’.’’.

Bienvenue à Golden Gai
Bienvenue à Golden Gai

Sur ses choix narratifs, l’auteur s’en est toujours expliqué, comme dans cette interview pour Paris Match : ‘’J’ai écrit en japonais pendant treize ou quatorze ans, et je me suis aperçu qu’en reprenant l’anglais, que j’avais abandonné pendant plus d’une décennie, j’étais contraint d’écrire ce livre de façon basique, comme si je vous racontais l’histoire dans un café. Si vous lisez mon livre à voix haute, vous vous rendrez compte qu’on a l’impression d’entendre quelqu’un parler, à coup de phrases courtes. Bien sûr, j’ai utilisé des techniques narratives, et la chronologie des événements est un peu trafiquée, mais dans la vie réelle, le temps ne s’écoule pas non plus de façon linéaire. Je me suis juste posé, comme pour un article, la question de savoir de quelle manière j’allais raconter mon expérience. Je suis parti des débuts où j’étais jeune, idéaliste, enthousiasmé par mon métier sans avoir une idée des dégâts que je pouvais occasionner en l’exerçant… ‘’.

Pour son article, Blair interroge Tsujii Naoki, ami et ancien collègue d’Adelstein au Yomiuri shinbun, aujourd'hui professeur de littérature à l'Université des Arts de Kyōto et écrivain, qui, tout en soulignant son admiration et son affection pour l’auteur américain, note :‘’Le Japon est un pays qui fonctionne selon des systèmes, donc il y a certainement des choses dans le livre qui ne se seraient pas produites telles qu’elles sont écrites. Il y a définitivement des exagérations. […] Mais c'est en partie ce qui rend Jake intéressant."

De même, Jennifer Zhan, journaliste pour Vulture, se pose les mêmes questions. Dans son article So the Story That Inspired Tokyo Vice Might Not Be Totally True,

© AFP
© AFP

Ce qui est étonnant, du moins pour moi, c’est que ces articles ont été publiés en 2022, lors de la sortie de la première saison de la série TV… alors que le livre est sorti en 2009 aux États-Unis... Il existe même un blog qui titre ‘’Sloppy journalism, embedded lies and self-aggrandizement at every opportunity. With Jake Adelstein, believe nothing; check everything!’’ (Du journalisme bâclé, des mensonges intégrés et de l'autosatisfaction à tout bout de champ. Avec Jake Adelstein, ne croyez rien, vérifiez tout !).

Il existe même une rumeur d’appartenance à la CIA… À l’image de ce sujet sur Reddit, je n’ai trouvé que des allusions, mais je trouve cela tellement absurde, que je ne peux m’empêcher de le partager.

Alors, fariboles ? Semi-vérités ? À vrai dire, chacun est libre de se faire sa propre opinion. Ce qui est certain, c’est que Jake Adelstein est un sacré personnage, avec un P majuscule, atypique, sûr de lui, qui a peut-être cédé aux sirènes de la notoriété et qui sait jouer avec les codes du roman noir pour vous donner envie de lire la suite de ses aventures. Mais c’est également quelqu’un qui connaît le Japon et sa façon de fonctionner, qui sait de quoi il parle, qui connaît le milieu de la pègre japonaise, et qui y a certainement tissé de vrais liens. On peut saluer sa détermination. Dans une société où le groupe prend le pas sur l’individu, où la hiérarchie, la place de chacun, doit être respectée, voire sanctuarisée, il a certainement été compliqué pour un occidental de devoir faire certaines concessions, ne pas poser de questions qui, parfois, pourraient être mal interprétées ou jugées offensantes… Difficile de mener des enquêtes dans un pays qui ne laisse pas la place à l’investigation... où, souvent, le journaliste ne doit écrire que ce que lui dicte la police, par exemple. Je vous invite d’ailleurs, si vous ne connaissez pas, à visionner la série du youtubeur Louis-San sur les cinq tabous japonais, dont celui concernant la police japonaise. Dans l’article de Blair, Tsujii Naoki le défend : "Je pense qu'il était dangereux pour lui d'écrire sur le Goto-gumi. Je pense que la plupart des journalistes japonais auraient abandonné s'ils avaient été menacés.",

LIVRES

Jake Adelstein a écrit plusieurs livres, trois auto-biographies et ce qu’on pourrait considérer comme un article, voire un plaidoyer, sur une affaire qui a ébranlé le monde du Bitcoin. Tous sont parus aux éditions Marchialy. En poche, dirigez-vous vers Points.

Tokyo Vice

Quand Jake Adelstein intègre en 1993 le service Police-Justice du plus grand quotidien japonais, le Yomiuri Shinbun, il n'a que 24 ans et il est loin de maîtriser les codes de ce pays bien différent de son Missouri natal. À Tokyo, il couvre en étroite collaboration avec la police les affaires liées à la prostitution et au crime organisé. Pour cela, il n'hésite pas à s'enfoncer dans les quartiers rouges de la capitale, dans les entrailles du vice et de la décadence. Approché par les yakuzas, il devient leur interlocuteur favori tout en restant un informateur précieux pour la police. Une position dangereuse, inédite et ambivalente, aux frontières du crime, qui incite Jake Adelstein à entrer dans un jeu dont il ne maîtrise pas les règles.

Le dernier des yakuzas

Makoto Saigo est clair : si Jake Adelstein écrit sa biographie, il lui sauvera la vie. En mauvaise posture, le journaliste raconte l'ascension de ce délinquant juvénile devenu yakuza. Le destin de Saigo se confond alors avec celui du gouvernement de l'ombre, entre tatouages traditionnels et affaires réglées au sabre. Cynisme et argent triomphent, et c'est chacun pour sa peau. Le sens de l'honneur devrait-il se perdre en chemin ?

Tokyo Detective

Enquêtes, crimes et rédemption au pays du soleil-levant. Après avoir fait tomber l’un des plus grands parrains de la mafia japonaise, l’ancien journaliste Jake Adelstein s’est reconverti en détective privé. Il traque les yakuzas devenus hommes d’affaires. Mais la catastrophe de Fukushima vient ébranler ses convictions les plus profondes : le mal est tombé là où on ne l’attendait pas et touche ses amis les plus proches. Jake est assailli de doutes : la vérité doit-elle être recherchée à tout prix ?...

J'ai vendu mon âme en bitcoins

En 2014, Jake Adelstein s’intéresse à l’effondrement de Mt. Gox, plateforme d’échange de bitcoins basée à Tokyo. Après la disparition de 850 000 bitcoins, l’équivalent de 500 millions de dollars, Mark Karpelès, son dirigeant, semble le principal suspect de ce qui deviendra une énorme affaire criminelle. Une enquête qui se lit comme un roman noir…

Tokyo Noir: in and out of Japan’s underworld, n'est pas encore sorti en France.

Une suite sombrement comique de Tokyo Vice, qui tient à la fois de la leçon d'histoire, de l'exposé de faits réels et des mémoires. Nous sommes en 2008, et cela fait un moment que Jake Adelstein n'est plus le seul journaliste criminel gaijin du Yomiuri Shimbun. L'économie mondiale est en crise, Jake ne travaille plus pour la police mais continue de fumer à la chaîne des cigarettes au clou de girofle, et Tadamasa Goto, le patron le plus puissant du monde du crime organisé japonais, a été banni des yakuzas, ce qui donne à Jake Adelstein un ennemi de moins à craindre - pour le moment. Mais alors qu'il met sa vie...

© Marchialy et Scribe© Marchialy et Scribe
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© Marchialy et Scribe

SÉRIE

On ne peut pas oublier la série diffusée sur Canal+. Créée par J. T. Rogers et diffusée depuis 2022 sur HBO Max, avec Ansel Elgort et le grand, l’immense, Watanabe Ken (渡辺 謙), sa deuxième saison a été diffusée en 2024. Si elle reste plus ou moins fidèle au premier livre de l’auteur, à savoir ‘’Tokyo Vice: An American Reporter on the Police Beat in Japan’’ (2009), elle prend également des libertés. Certains diraient comme l’auteur, vu ce que j’ai écrit plus haut. Par exemple, tous les noms ont été changés (Jake l’avait semble-t-il déjà fait dans son livre) et certains personnages ont été modifiés, comme la rédactrice en chef, voire créés pour l’occasion, comme Samantha.

Dans un article de L’édition du soir, Jake Adelstein indique : "Dans la vraie vie, cela m’a pris trois ou quatre ans pour avoir le courage et la témérité de pousser l’investigation comme il le fait dans la série. Sa progression est plus rapide que fut la mienne (rires). L’autre scène qui m’a particulièrement ému et celle de l’homme qui s’immole par le feu : c’était le 29 décembre 1993, c’était horrible".

L’un de mes regrets est que Michael Mann, producteur exécutif et réalisateur du premier épisode, n’en ait pas d’ailleurs réalisés plus. Si la réalisation est honnête, l’ensemble manque parfois de rythme et le réalisateur de Heat lui aurait donné un coup de punch bienvenu. D’ailleurs, dans sa critique, Écran large note, au sujet du premier épisode : ‘’Par son travail du cadre, du montage, de la musique ou une simple mise au point sur un visage, Michael Mann sublime l’atmosphère tendue et hypnotique du récit avec un minimalisme déconcertant et n’hésite pas à emprunter à Collateral, Révélations ou Le Sixième Sens lorsqu’il explore le Tokyo invisible ou la psyché de Jake’’. Si généralement, le premier épisode fait bonne impression, ce n’est pas le cas des autres, je vous laisse découvrir la critique, bien plus sévère de Be polar.

Attention, franchement, Tokyo Vice reste l’une des séries à regarder en 2024. Si j’ai juste un conseil : si, comme moi, vous finissez toujours par préférer le matériau d’origine, commencez par la série et lisez les livres ensuite.

© Canal+

DOCUMENTAIRES

Jake Adelstein a participé aux deux documentaires sur les yakuza de Michaël Prazan (2023). J’en avais fait une très courte critique sur le blog. Voici les deux liens vers la chaine Youtube de la chaine Arte. Attention, ils ne sont disponibles que jusqu’au 1er novembre 2024.

‘’À partir de témoignages exclusifs de plusieurs d’entre eux, d’éclairages et d’archives, une fascinante immersion au coeur du monde ritualisé des yakuzas, mafieux légendaires aujourd’hui sur le déclin. ‘’

© ARTE

'’Second volet de cette histoire des yakuzas. Au cours des années 1980, alors que le Japon connaît une prospérité sans précédent, les yakuzas vivent leur âge d'or. Ils créent des entreprises légales, règnent sur les travaux publics et l’immobilier comme sur les industries du divertissement et du sport, possèdent des sociétés de crédit et s’étendent sur de nouveaux territoires, tel Hawaii.’’.

© ARTE

Il a également écrit un documentaire ‘’Tokyo dark’’ avec Victoire Mabille, disponible sur Canal+, et conçu pour accompagner la diffusion de la saison 2 de Tokyo Vice. Je ne peux rien en dire, n’ayant pas Canal+ et, donc, ne l’ayant pas visionné, mais les critiques ne semblent pas toujours élogieuses.

‘’Tokyo a bien changé, c'est le constat de Jake Adelstein, l'un des meilleurs spécialistes non japonais du pays. Après avoir été menacé par les yakusas à cause de son livre Tokyo Vice, le journaliste d'investigation a décidé de faire profil bas. Il a passé un diplôme de détective privée, et, recherche désormais des personnes disparues.’’

© Canal+

MAGAZINES

Jake participe régulièrement à des magazines, comme Tempura. Il contribue également à des magazines en ligne, comme Vice ou Japan Subculture Research Center (anglais).

© Tempura

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TOUTES LES IMAGES DE CET ARTICLE APPARTIENNENT À LEUR AUTEUR RESPECTIF.

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