Les yakusa de l'après-guerre véhiculent l'image de ''bons samaritains'' , prenant en charge les marginaux, les rejetés du système japonais. Beaucoup d'entre eux viennent des classes les plus défavorisées, ne l'oublions pas. Ils sont reconnus par la population et les autorités, participent aux fêtes, font des dons à l'occasion de mariages, de naissances, de décès, de l'ouverture de nouveaux magasins, allant jusqu'à se charger de la protection des populations et de la limitation de la délinquance urbaine, une sorte de police parallèle. Le tout avec l'aval de la police officielle...

Des citoyens comme les autres ? Pas vraiment...
 

Les yakuza sont désormais des touches à tout. Les familles s'étendent, à l'instar du Yamaguchi-gumi  qui, sous la houlette de Taoka Kazuo (田岡 一雄), fonde des filiales. Le clan devient, dans les années 1960, la plus grande organisation criminelle du Japon, avec près de 10 000 hommes. Taoka Kazuo en profite pour débroussailler un peu la hiérarchie et créer des postes comme le lieutenant, le Wakagashira (若頭), et le sous-lieutenant, le Wakagashira-hosa (若頭補佐), déchargeant quelque peu le Kumichō (1), et ses conseillers les plus proches, de certaines tâches, comme le lien direct avec les subalternes. Il incite également ses hommes à fonder des entreprises légales. Lui-même met en place la Kōyō Transport, regroupant les compagnies de fret du port de Kōbe et investit dans le spectacle. D'ailleurs, Kōbe reste, à ce jour, la ville ou l'on recense le plus de yakuza et le port est l'une de leurs plus grandes activités, avec, entre autre, le contrôle de la main-d’œuvre ouvrière et des dockers.

C'est au début des années 1960 que la pègre atteint l'apogée de sa puissance, avec plus de 180 000 membres et associés répartis en quelques 120 gangs

L'État se sert allègrement des yakuza pour contenir les mafias coréennes et chinoises, qui, après la seconde Guerre mondiale et le départ des japonais de leur pays, ont commencé à étendre leurs activités dans l'archipel. En contrepartie, il ferme quelque peu les yeux sur les trafics de la pègre.  Toutefois, les yakusa recourent à la mafia d'origine coréenne pour étendre leur domination à d'autres régions du Japon, Taoka Kazuo, n'hésitant pas à solliciter l'intervention de Yanagawa Jiro, kumichō du clan du même nom basé à Ōsaka et d'origine coréenne, afin de faciliter l'implantation de son gang à Nara, Kyōto et Fukuï. La mafia sud-coréenne devenant, en outre, l'un des principaux fournisseurs d'amphétamines de la pègre nipponne.

Un yakuza dans les années 1960 © Watanabe Katsumi
Un yakuza dans les années 1960 © Watanabe Katsumi

 

Parallèlement, la situation générale du pays se détériore, les grèves se multiplient et 1960 est l'année d’une immense protestation contre le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. Le patronat n'hésite pas à utiliser les services des familles. À l'instar de Kodama, Machii Hisayuki (町井 久之) profite de ses bonnes relations avec les autorités d'occupation américaines en raison de son attitude anti-communiste. Il crée son propre clan, le Tosei-kai, et fournit des briseurs de grève.

L'un des faits marquants concerne la grève des ouvriers de la mine de charbon de Miike, dans la préfecture de Fukuoka en 1960. Historiquement, l'exploitation du charbon dans la région remonte au milieu du XVIIIe siècle, lorsque le clan samurai Tachibana lance, pour la première fois, une petite industrie minière. L'entreprise est rachetée par la suite par la société Mitsui. Suite à la décision du gouvernement de réduire la production nationale de charbon au profit des importations, Mitsui annonce en 1959 qu'elle licenciera des milliers de travailleurs, dont 1 462 à la mine Miike. S'ensuit une grève violente de plus de 300 jours, qui voit, entre autre, le syndicaliste Kiyoshi Kubo poignardé à mort par l'un des yakuza venus à la rescousse de la police pour briser la grève.

Kodama sortant du tribunal © inconnu
Kodama sortant du tribunal © inconnu

Le 2 juin 1977, Kodama Yoshio, encore lui, se retrouve devant les juges dans l'affaire Lockheed. Inculpé sous six motifs d'accusation, dont le dernier est la fraude fiscale, il est accusé d'avoir, entre 1972 et 1975, dissimulé plus de 2 milliards de yens, dont 1,6 milliard lui a été versé par la firme aéronautique américaine. Si, finalement, Kodama ne verra jamais la prison, cette affaire de corruption, mêlant organisations criminelles et milieu des affaires japonais à la CIA, fait scandale. D'autant que des hommes politiques influents, dont le Premier ministre de l'époque, Tanaka Kakuei, sont impliqués.

Les années 1980 voient les yakuza devenir de vrais ''gangsters-banquiers''. "Fouillez la comptabilité de n'importe quelle grande entreprise ou banque japonaises et vous buterez immanquablement, dans ces années 1980 à 1992, sur les yakuzas'', assure Miyawaki Raisuke, un ancien policier, au site letemps.ch. Les Sōkaiya (総会) sont le fer de lance de cet empire tentaculaire. Ces hommes sont chargés d'intimider, de harceler, de discréditer ou d'extorquer de l'argent à des entreprises concurrentes, notamment lors des assemblées générales. À tel point que les spécialistes n'hésitent pas à les accuser d'avoir contribué à plonger le Japon dans la crise économique qui suit par une spéculation effrénée.
 
Exemples qui créditent cette affirmation : à l'automne 1989, 24 millions d'actions de la compagnie privée de chemins de fer Tokyu Corp sont rachetés par l'Inagawa-gumi, qui est, à l'époque, le plus puissant gang du Japon après le Yamaguchi-gumi. Cette action permet au clan d'engranger quelque 36 milliards de yen, le blanchiment d'argent et la manipulation des cours boursiers étant au cœur de cette affaire. La même année, la société Fuji a été dénoncé pour avoir utilisé le système des Sōkaiya, reversant plus de 200 millions de yens aux yakuza, apparemment pour ''financer des cimetières privés''.
 
N'oublions pas que, depuis les années 1960, les yakuza participent à l'économie légale, la pègre ayant créé des entreprises et des associations à travers tout le Japon. Début 1990, les services de police de l'archipel estiment à 19,7 % les revenus annuels légaux des yakuza, soit quelque 256,6 milliards de yens répartis à parts égales en ''gestion d'entreprise'' et ''divers''. À titre de comparaison, le racket de sociétés ne représente que 3,4 % de ces revenus (Source : National Police Agency, ''White paper on police, 1989 et 1990'', Tokyo, 1990 et 1991 via lesoir.be). Toutefois, selon les mêmes services de police, ces compagnies ou associations d'entraide fournissent principalement une couverture permettant le blanchiment des revenus des clans.
 
On s'étonnerait presque...
 
À la mort de Taoka Kazuo en 1981, le Yamaguchi-gumi se déchire. Si sa femme, Fumiko, prend le pouvoir, officiellement jusqu'à ce qu’un nouveau chef soit retenu par le conseil du clan. Il faut bien avouer que cela n'est pas du goût de tout le monde. Le monde des yakuza est patriarcal et les femmes sont, le plus souvent, considérées, au mieux, comme des objets.
 
Cette époque voie donc les règlements de compte devenir de plus en plus violents. Le paroxysme est atteint lorsqu'en 1984, le Yamagushi-gumi se sépare en deux clans. Le choix de Masahisa Takenaka comme chef du quatrième Yamaguchi-gumi provoque le départ d'un des autres prétendants, Hiroshi Yamamoto, qui, avec plus de 3 000 yakuza du clan, forme le Ichiwa-kai.
 
Suite à l’assassinat en 1985 de Takenaka et de son Wakahashira Katsumasa Nakayama par le même Ichiwa-kai, la guerre totale est déclarée. Ces guerres des gangs à répétition ouvrent quelque peu les yeux des japonais : les yakuza ne sont finalement que des gangsters comme les autres, des Bōryokudan. D'autant que des citoyens se retrouvent impliqués, en désaccord complet avec le code chevaleresque que sont censés suivre les yakuza, le Ninkyōdō.

LES YAKUZA ET LE SHOW-BUSINESS

Nous avons vu que les yakuza ont très longtemps été liés aux hommes politiques japonais. Certains le sont certainement encore. Mais il est un milieu avec qui la pègre nipponne a également de larges accointances, celui du spectacle et plus particulièrement du cinéma. Taoka Kazuo va jusqu'à écrire les scénarios et co-produire les deux films retraçant sa vie... Dans les années 70, beaucoup de stars s'affichent dans les soirées organisées par les yakuza. Takakura Ken (高倉健), la star des yakuza-eiga décédée en 2014, qui joua également dans plusieurs films internationaux comme Yakuza de Sydney Pollack ou Black Rain de Ridley Scott, ne cache pas vraiment ses liens avec la pègre, le producteur de certains de ses films n'étant que Taoka Mitsuru, le fils du Kumichō...

NOTES

(1) Le terme Kumichō (組長) désigne le chef de clan, donc nous l'utiliserons ici, mais d'autres termes peuvent être utilisés selon le type de famille, comme le fameux Oyabun (親分) que certains n'hésitent pas à traduire par ''Parrain'', ce qui est relativement faux. ''Père'' ou ''Patron'' serait plus juste.

SOURCES

japoninfos.com, kotoba.fr, franceculture.fr, 13emerue.fr, wikipedia.org, geo.fr, linkalearnsthings.wordpress.com, japanese-wiki-corpus.org, persee.fr, dossiers-bibliotheque.sciencespo.fr, letemps.ch, lesoir.be, lemonde.fr, xavier-raufer.com, wattpad.com, capital.fr, news.yahoo.co.jp, samurai-world.com, anomaly.fr, lopinion.fr, asahi.com, fnac.com  (pour les résumés des livres du chapitrre 8)

LES IMAGES DE CET ARTICLE, SAUF MENTION CONTRAIRE, SONT ISSUES DE WIKIPEDIA.ORG

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