Le pachinko, entre jeu d'argent et jeu de dupes
03 nov. 2023Vous connaissez certainement le pachinko (パチンコ). Véritable symbole du Japon, ce jeu qui semble bien inoffensif cache pourtant une face trouble, voire sombre. Entre gestion par les yakuza et liens avec la Corée du Nord, ce jeu d'argent (si, si, c'en est bien un) est, pour certains japonais, devenu un véritable fléau.
Ce dossier est, comme d'habitude, la somme de nombreuses recherches, de lectures et se veut le plus complet possible, même si cela est, comme souvent, impossible. Je l'ai écrit suite à ma lecture du dernier livre de Jake Adelstein, Tokyo Détective (traduit chez les éditions Marchialy) et d'un chapitre sur le sujet. C'est pourquoi vous trouverez des citations de l'auteur ou des faits relatés par celui-ci dans son livre.
Si le pachinko m'a toujours intrigué, je ne suis jamais entré dans un salon. Pourquoi ? Je pense que certaines lectures d'articles m'ont influencées. En effet, on lit souvent que les gaijin ne sont pas les bienvenus dans ceux-ci, hormis dans quelques pachinko ''gaijin friendly''. D'ailleurs, on lit la même chose pour les soaplands, même si 1) les raisons ne sont pas les mêmes et 2) je n'irai pas vérifier si cela est véridique.
LES CHIFFRES
Rien de tel que des chiffres pour vous rendre compte de ce dont on parle. Toutefois, il m'a été difficile d'en trouver de récents.
Selon le site Dozodomo, en 2016, le chiffre d'affaires des salles de pachinko a atteint la somme de 23 milliards de milliards de yen (mais le chiffre exact serait plutôt de l'ordre de 23 000 millards), pour environ 15 000 salles, 2 millions de machines, et près de 15 millions de joueurs.
Furansu Japon indique, lui, que, selon un décompte de l’Agence nationale de police, le nombre de salons de pachinko n'était plus que de 8 500 en 2021. Bien entendu, à l'instar de nombreuses entreprises, les établissements de pachinko ont été fortement touchés par la pandémie de coronavirus. Le site note également que 604 salons ont mis la clef sous la porte pour la seule année 2020, et 84 rien qu'en janvier 2021.
En 2023, le site Les Échos indique que pas moins de 7 600 établissements proposent des jeux au Japon, généralement situés à proximité des gares, et que le pachinko et le pachi-slot (1) génèrent chaque année 14 600 milliards de yen (99,7 milliards d'euros en 2023) de recettes.
Ce qui est certain, c'est que les chiffres baissent d'année en année, alors que nombre de japonais sont accrocs au jeu. En 2018, lors du vote de la loi autorisant la construction de casinos, le Mainichi Shimbun rappelait que : « Selon les informations du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales en 2017, 3,6 % de la population, soit environ 3,2 millions de Japonais, ont été identifiés comme ayant été dépendants au jeu d’argent à un moment de leur vie. Ce chiffre est significatif par rapport à celui constaté dans d’autres pays : 1,9 % aux Pays-Bas, 1,2 % en France. » (source).
Selon certaines sources, le pachinko resterait quand même la 3e plus grosse industrie de divertissement du pays. Tenu en grande majorité par la minorité coréenne établie au Japon, le pachinko est interdit par la loi en Corée du Sud, ironique, non ?
COMMENT FONCTIONNE UN PACHINKO
Le pachinko n'a pas grand chose à voir avec le casino et ce n'est pas une machine à sous (1). D'ailleurs, ce n'est qu'en 2023 que le gouvernement japonais a approuvé le projet, controversé, de construction du premier casino du pays. Toutefois, à ce jour, la loi japonaise interdit les jeux d'argent, via l'article 23 du code pénal de 1907, mais nous y reviendrons plus bas. Une nouvelle loi a du être votée en 2016 pour légaliser la construction de casinos sur l’archipel, et ceci dans le but de soutenir sa croissance économique...
Personnellement, je pense que la confusion vient des salles où des dizaines, voire des centaines, de machines sont alignées, comme dans un casino justement. Techniquement, le pachinko ressemblerait plus à un flipper qu'à une machine à sous, même si le fonctionnement en est littéralement différent. Le principe est resté plus ou moins le même depuis les origines : des billes sont propulsées sur un plateau de jeu et le joueur tente de les faire entrer dans des trous spéciaux. Si les billes rentrent dans l'un des trous gagnants, la machine en délivre de nouvelles, et ainsi de suite...
Avant 2006, presque tous les salons de pachinko fonctionnent avec des frais de location de 4 yens par boule, mais par la suite, les frais de location de 1 yen par boule commencent à se répandre, et il y a maintenant de nombreux salons qui proposent des billes à 0,5 yen, 0,2 yen, 0,1 yen... Mais, attention, ne vous y fiez pas, vous pouvez vite dépenser 5 000 ou 10 000 JPY sans vous en rendre compte. Car, comme pour un casino, c'est toujours la maison qui gagne.
Donc, une fois les premières billes achetées et, généralement, mises dans un seau, il suffit de s’asseoir devant une machine, et de faire propulser celles-ci les unes après les autres. Les billes tombent sur un plateau vertical, et rebondissent aléatoirement au contact de clous, flippers et spinners, comme dans un flipper, avant de tomber au bas du plateau et, avec de la chance, dans l'un des trous gagnants. Selon les machines, certains trous déclenchent trois roues qui font défiler des symboles. Si les trois symboles sont identiques, c’est le gros lot.
Subtilité, mais qui fait toute la différence avec un flipper, le joueur n’a quasiment aucun contrôle sur le jeu, hormis le nombre de billes lancées et la vitesse de sortie de celles-ci.
Comme indiqué plus haut, les jeux d'argent sont interdits au Japon, hormis certaines loteries ou paris (2), donc le joueur ne peut directement échanger ses billes contre de l'argent. Il va donc échanger les billes gagnées contre des cadeaux à l’intérieur de l’établissement, comme des cigarettes, snacks, cravates, appareils électriques, CD… ou des cadeaux dits « spéciaux » (le plus souvent des plaques en métal). Il lui suffit ensuite de sortir du pachinko pour se rendre dans une boutique, un comptoir d'échange, située non loin où il dépose ces fameux cadeaux « spéciaux » pour se voir remettre de l’argent liquide.
L'HISTOIRE DU PACHINKO
Les origines du pachinko se situent hors du Japon. Toutefois, l'origine varie selon les sources. Pour certains, le jeu viendrait de Chicago, d'où la firme Osaka Trading Company importe vers 1920 des Corinthian Games (コリントゲーム, korinto gēmu), un dérivé du jeu de Bagatelle, à destination des enfants. Pour d'autres, il aurait des origines européennes, le pachinko ressemblant aux machines des années 1900-1910, comme la spirale à billes créée en 1907 par la société française Bussoz.
La version verticale voit le jour en 1929 et est ensuite nommée « pachinko », d'après une onomatopée imitant le son du jeu. À l'origine, ces premières machines étaient conçues pour distribuer un petit jeton ou une médaille de métal pour conserver le score.
La toute première salle, elle, est créée à Nagoya dans les années 1930.
En quelques années, le jeu devient un phénomène. En 1936, à Kōchi, 35 salons sont ouverts en seulement six mois. Toutefois, la production de machines est arrêtée en 1937, car les matériaux et la main-d'œuvre sont nécessaires pour l'effort de guerre en Chine, et, en 1938, tous les salons existants sont fermés.
Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les machines soient à nouveau produites et que les salons se répandent de nouveau, à partir de 1946, toujours depuis Nagoya. Selon une source, les prix font alors partie d'un programme de subvention pour les plus nécessiteux. En effet, Le Japon est exsangue et beaucoup d'habitants meurent de faim. Le marché noir, organisé par les yakuza, n'est pas à la portée de tous, et les japonais ont leur fierté. Ainsi, il semble que gagner des biens de base par le biais du pachinko leur permet de garder la face et de se sentir responsables de gagner leur propre nourriture.
Au début des années 1960, les salons deviennent plus proches des vrais casinos. On y joue non seulement pour des prix, mais également pour de l'argent. L'économie souterraine se met en place et beaucoup de Japonais y perdent leur salaire hebdomadaire, alors qu'auparavant, ils auraient gagné suffisamment pour subvenir à leurs besoins. Pourtant le jeu connait de nouveau un bond lors de la bulle financière des années 1980. Selon Wikipedia, Nakajima Kenkichi, le patron de la société Heiwa Corporation, alors gestionnaire de 30 % des salles de pachinko du pays, est désigné « Homme le plus riche du pays » en 1989 par le magazine Nikkei Venture et est classé 11e fortune mondiale par le magazine Fortune en 1991. Avec la prolifération des jeux vidéo, les fabricants commencent à produire des versions électroniques avec des vidéos, ancêtres des machines actuelles. La récession qui touche Le Japon à la fin des années 1990 n'a pas d'effet sur lui, les opérateurs recensant alors 30 millions d'amateurs. Nous avons vu que ce n'est plus le cas.
Les pachinko actuels sont bourrés d'électronique, aux couleurs d'anime, de films ou de mangas à la mode, aux couleurs chatoyantes censées attirer le joueur. Ces dernières années, il est arrivé à plusieurs reprises que des fabricants de machines de pachinko sponsorisent des programmes pour de nouvelles séries d'anime et de drama, comme Osomatsu-san ou Lupin III. Toutefois, des auteurs, comme Toriyama Akira ou Takahashi Yoichi, ont refusé que leurs œeuvres, destinées à des enfants, soient utilisées pour illustrer des jeux d'argent.
Pour améliorer le gameplay, les machines modernes ont intégré plusieurs aspects, comme de passer d'un mode de jeu différent, y compris des modes de jeu rares et cachés qui peuvent différer sensiblement du jeu normal.
Quand vous entrez dans une salle, tout comme un casino, le bruit des machines et des joueurs est constant, la fumée est omniprésente vu que beaucoup de salons autorisent ceux-ci à fumer, des lumières clignotent partout... le tout est quelque peu hypnotique.
Difficile d'y résister.
À tel point que, selon Jake Adelstein, depuis la fin des années 1990, plusieurs cas de décès d'enfants, laissés sans surveillance en plein été, dans la voiture devant le salon ou sur le parking et dont les parents étaient plongés dans des parties, ont été recensés. Aujourd'hui, tous les salons de pachinko ont, semble-t-il, l'obligation d'afficher un panneau qui interdit aux parents de laisser leurs enfants dans la voiture pendant qu'ils jouent et les employés sont censés vérifier régulièrement. Ce qui n'empêche nullement des faits divers chaque année.
LE PACHINKO, UN MONDE VIOLENT
Bien qu’il soit vrai que certains pachinko soient gérés par des yakuza, cela ne signifie pas que tous le sont. D'ailleurs, c'est de moins en moins le cas.
Toutefois, ce monde n'échappe pas à son lot de scandales et de crimes. Les comptoirs d'échange de cadeaux ont toujours été la cible des voleurs. Logique, certains brassent des millions de yen chaque mois, voire chaque semaine... Dans son dernier livre, Jake Adelstein rapporte que, « […] dans la préfecture de Saitama, au cours des années 1990, les gangsters du Sumiyoshi-kai falsifiaient les reçus des grands salons de pachinko et les utilisaient pour obtenir de l'argent dans les centres d'échange de cadeaux. ». Et ce n'était certainement pas le seul gang à le faire.
Il existait même des bandes de voleurs professionnels spécialisés dans l'escroquerie des salons de pachinko, appelés Goto-shi, d'après l'anagramme du mot shigoto (仕事), signifiant « travail » en japonais. Toujours selon l'auteur américain, les Goto-shi s'entendaient parfois avec des employés malhonnêtes pour remplacer les composants électroniques des machines de pachinko par des puces mémoires modifiées, ce qui leur permettait de s'assurer que ces machines décrocheraient le jackpot au moment opportun...
« Encore aujourd'hui, des joueurs volent les billes des autres clients, des prostituées se promènent dans les travées ou aux alentours, à la recherche d'un client qui a touché le jackpot. Encore aujourd'hui, des joueurs frustrés versent parfois leur café dans les machines, les détruisant dans un brusque accès de rage. Et parfois, les propriétaires de salons de pachinko enfreignent eux-mêmes les lois en installant des puces électroniques modifiées dans leurs machines, d'où des gains plus importants et plus fréquents, ce qui attirera plus de clients et augmentera leurs recettes. ».
QUE DIT LA LOI JAPONAISE
On l'a vu, selon l'article 23 du Code pénal (刑法), les jeux d'argent sont illégaux au Japon, hormis les loteries et dans certains sports (2). Toutefois, sur le plan juridique, l'industrie du pachinko occupe ce qu'on appelle en droit une zone grise (un vide juridique, si vous préférez).
Si, au vu de la disposition 185 du Code pénal, l'établissement où se pratiquent les jeux est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 500 000 JPY (3 150 euros au moment où j'écris ces lignes) et ses propriétaires susceptibles de se voir condamnés à une peine de prison, la loi comporte une faille... qui permet « d'offrir des prix ou des récompenses dans le cadre d'un divertissement. ».
Donc si l'activité d'un salon n'échappe pas clairement aux dispositions du droit pénal, tant que le joueur échange son argent contre des billes puis des billes contre des cadeaux, il n'y a rien d'illégal...
D'où la création des comptoirs d'échange.
Mais attendez... Il est également illégal que le comptoir d'échange et le salon de pachinko appartiennent à la même personne. Pas grave, puisqu'il est permis à la boutique de revendre les lots récupérés à une société tierce... disons un grossiste... qui les revendra ensuite au salon... Ce système tripartite aurait vu le jour dans les années 1960 et perdure encore de nos jours.
C'est aussi simple que cela de détourner la loi japonaise. Au moins, cela crée des emplois...
LE LIEN AVEC LA CORÉE DU NORD
L'histoire du pachinko et celle des Coréens du Japon sont étroitement liées. Si ceux-ci avaient été mieux traités, le Chōsen Sōren n'aurait peut-être pas vu le jour, l'évasion fiscale qui en découle non plus... Bref, un peu d'Histoire récente s'impose. Je ne parlerai donc pas ici des liens unissant certains royaumes de Corée et le Yamato dès le Ve siècle ou des tentatives d'invasion du XVIe siècle.
Le Japon conquiert la Corée lors de son expansion impériale, avec une mise sous protectorat en 1905 puis une invasion en 1910, et a depuis traité les Japonais d'origine coréenne comme des sous-citoyens, à l'instar des Burakumin (部落民) (3) ou des Ainu, me direz-vous. Il n'est donc pas étonnant que beaucoup de ces personnes, se retrouvant en marge de la société, choisissent la voie de la pègre et rejoignent les yakuza. Pour exemple, Machii Hisayuki (町井 久之), le fondateur du Tosei-kai, surnommé le ''Tigre de Ginza'' (銀座の虎) est né en 1923 en Corée, sous le nom de Jeong Geon-Yeong (정건영). Si le Tosei-kai n'existe plus, l'une de ses branches, la Toa Yuai Jigyo Kumiai, est encore active de nos jours.
Avant la Seconde Guerre mondiale, la présence croissante des colons japonais dans les zones agricoles de la Corée entraine un exode massif des agriculteurs coréens vers l'étranger, dont le Japon justement, où ceux-ci effectuent des travaux manuels subalternes et vivent crassement dans les quartiers pauvres... Ensuite, la pénurie de main-d'œuvre causée par la mobilisation des soldats japonais accentue cette migration forcée. Selon Wikipedia, environ 5 400 000 Coréens ont été recrutés, dont plus d'un million ont été déportés au Japon, y compris dans la préfecture de Karafuto (l'actuelle Sakhaline). Et je ne parlerai pas des ''femmes de réconfort'', sujet toujours sensible entre la Corée du sud et Le Japon.
Certains profitent allègrement de cette main d'œuvre bon marché. Selon Jake Adelstein : « Au nom de la recherche de ''volontaires'', des Japonais et des Coréens de souche se sont entendus pour embrigader d'autres Coréens et les mettre au travail dans les usines et les mines. Entre 700 000 et 800 000 Coréens ont ainsi été contraints de travailler au Japon entre 1939 et 1945. ».
Petite aparté : le terme japonais désignant les descendants des migrants coréens arrivés au Japon pendant la période coloniale, donc de 1910 à 1945, est Zainichi (在日).
Quand la Corée est libérée, près des trois quarts des Coréens du Japon choisissent de rentrer, mais environ 600 000 d'entre eux restent sur l'archipel. L'une des hypothèses serait que ceux-ci, bien intégrés et ayant des enfants nés au Japon et parlant japonais, jouissent d'un statut privilégié comparé aux nouveaux immigrants. Statut qu'ils auraient perdu en rentrant en Corée. C'est à cette période qu'est créée Chōren, la Ligue des Coréens du Japon, une organisation qui facilite le rapatriement vers la Corée pour les Coréens qui désirent quitter le Japon, et qui soutient l'éducation en langue coréenne pour ceux qui désirent y rester. « Chōren fonctionnait comme un véritable gouvernement pour les Coréens : elle collectait les impôts, proposait une aide sociale et jugeait même les criminels pendant la période où le gouvernement japonais avait sombré dans le chaos. » note Jake Adelstein. Toutefois, la ligue n'a jamais réussi à constituer un front uni parmi les Coréens du Japon, étant plus proche de l'idéal nord-coréen. Pour certains, la création de Chōren marque également celle de l'évasion fiscale qui voit, plus tard, des milliards de yen s'envoyer vers le Pays du matin frais et, par là donc, vers le Parti du travail de Corée (PTC).
En 1948, la Corée se déchire. Le Sud forme en août la république de Corée qui occupe 45 % du territoire de la péninsule. À l'époque, il s'agit d'une dictature, avant de devenir, dans les années 1990, une démocratie représentative. Puis, en septembre, le Nord forme la république populaire démocratique de Corée qui occupe 55 % du territoire. La Corée du Nord est gouvernée par un régime totalitaire issu des doctrines staliniennes et compte environ un tiers de la population de la péninsule.
Au Japon, la position juridique des Japonais d'origine coréenne est ambigüe, et, finalement, l’ordonnance de recensement des étrangers (外国人登録令) de 1947 les classe comme des personnes de nationalité étrangère. Si la loi de 1950 fait des liens de paternité la référence de la citoyenneté japonaise, privant ainsi de leur nationalité japonais les enfants coréens nés de mères japonaises, ils finissent tous par être déchus de leur nationalité japonaise en 1952, après la signature du Traité de San Francisco.
C'est vers cette époque que, n'étant plus soumis aux lois japonaises, certains Coréens réussissent à s'accaparer les marchés noirs, qui émergent au fur et à mesure que la reconstruction du Japon se met en place, et se lancent dans des activités illicites, allant de la production d'alcool de contrebande à la prostitution, en passant par le recyclage de la ferraille. Beaucoup viennent également grossir les rangs des yakuza qui, rappelons-le, sont proches de leur apogée. Selon Jake Adelstein : « Les Coréens étaient victimes de discriminations partout, excepté chez les yakuza. Dans les gangs, on appréciait leur soif insatiable et leur côté dur à cuire. ». Mais si 30% des yakuza seraient d'origine coréenne, tous les criminels d'origine coréenne ne sont pas yakuza.
Entre temps, le pachinko est devenu un business prospère et les Coréens sont déjà aux manettes, même si cela est un peu flou sur la façon dont cela s'est passé. Les yakuza, eux, se sont appropriés l'argent de la protection des bureaux d'échange, et ce pendant des décennies. Nous y reviendrons plus bas, mais il faudra attendre le début des années 1990, et les lois contre le crime organisé, pour que cela change quelque peu.
Entre la fin des années 50 et le début des années 60, la Corée du Nord participe à un programme de rapatriement soutenu par le Japon. À cette occasion, 93 000 Zainichi rentrent. Le résultat est désastreux, les Coréens renvoyés en Corée du Nord n’ayant finalement trouvé que misère et famine, loin des promesses d’abondance et de prospérité que leur promettaient Pyongyang et le gouvernement japonais.
« Rejetés par les Japonais qui ne voient en eux que des sous-citoyens, les Coréens se sont instinctivement regroupés dans des quartiers spécifiques, tout en se scindant en deux groupes à l’image de leur pays d’origine déchiré par la guerre de Corée. Les Coréens proches politiquement de la Corée du Sud se sont regroupés autour du ''Mindan'', l’Union des résidents coréens du Japon créée en 1946. Ceux se sentant plus proches de la Corée du Nord ont fondé la ''Chongryon'' en 1955, l’Association générale des Coréens résidant au Japon. » note l'excellent site Mr Japanization dans son article sur les Zainichi.
Donc, en 1955, la Chongryon (재일본조선인총연합) est fondée par Deok Su (한덕수), un syndicaliste d'extrême gauche. Les membres de la Chongryon apportent un important soutien politique et financier à la République populaire démocratique de Corée, et les propriétaire de salon de pachinko n'échappent pas à la règle. En contrepartie, elle fournit des services d'appui et de conseil à l'intention des membres, tels que des conseils juridiques et de mariage, une aide à l'emploi et est responsable de la délivrance des passeports nord-coréens. Appelée Chōsen Sōren au Japon, cette organisation est un véritable lobby, ayant compté jusqu'à 500 000 membres, même si ses effectifs serait aujourd'hui en baisse. Son siège, installé dans l'arrondissement de Chiyoda, est considéré comme l'ambassade officieuse de la Corée du Nord au Japon.
Les deux piliers essentiels de l'organisation sont alors la finance et l'éducation. « À une époque où les banques japonaises ne prêtent presque jamais d'argent aux Coréens de souche, la Chogin Bank. bras financier de Sōren, répondait à un besoin crucial. Il ne fait aucun doute que Sōren était alors et reste encore une machine à engranger de l'argent pour la Corée du Nord » indique Jake Adelstein.
Pour les Coréens résidant au Japon et ayant de la famille ou des proches en Corée du Nord, il est impossible de désobéir aux ordres de Sōren, dont I'un consiste à envoyer de l'argent au pays. Les personnes impliquées dans l'industrie du pachinko qui donnaient plus de 130 millions de yens recevant même un insigne du mérite en tant qu'individus ayant contribué à la cause de la patrie.
Les choses n'ont guère évoluées depuis. En 2003, 17,4 millions de clients dépensent, en moyenne, 112 800 yen pour jouer au pachinko, ce qui fait que, mathématiquement, le bénéfice annuel de chaque salon s'élève alors à 2 milliards de yen. Une partie de ces gains part, bien entendu, en Corée du Nord, via Chōsen Sōren. Pour exemple, jusqu'en 2006, vingt à trente fois par an, le cruiser nord-coréen Man Gyong Bong 92 (만경봉 92호), construit en utilisant un don de 4 milliards de yen de l'organisation, fait la navette entre Niigata et Wonsan. À son bord, en moyenne, 200 passagers, des écoliers japonais ou des parents de familles nord-coréennes en majorité, et 1 000 tonnes de fret, dont de l'électronique, des dispositifs médicaux, des produits manufacturés fabriqués à l'étranger, mais également de la contrebande d'articles illégaux à destination et en provenance du Japon et l'argent récolté auprès des Coréens du Japon.
« Vous devriez considérer le gouvernement de Corée du Nord comme une organisation criminelle géante et Sōren comme sa branche japonaise. Voilà exactement ce qu'ils sont. Le mouvement de rapatriement des années 1950 a été le plus grand kidnapping jamais commis et ça leur a rapporté des centaines de milliards de yen. Ensuite, ils se sont approprié toutes les économies déposées par nos soins dans le système bancaire qu'ils ont mis en place. » explique M. Lee, patron de salons de pachinko, à Jake Adelstein, avant d'ajouter « Aussi longtemps que nous aurons des parents en Corée du Nord, ils ne cesseront pas de nous racketter. Ils ont gardé nos familles en otages pendant des décennies et maintenant nos fils et nos filles paient à leur tour la rançon de parents qu'ils n'ont jamais rencontrés. ».
En 2017, Nakato Sachio, spécialiste des relations avec la Corée du Nord à la Ritsumeikan University de Kyōto, indique au site Slate : « Certains membres du Chōsen Sōren sont très riches car ils tiennent le business très lucratif du pachinko au Japon », avant d'ajouter « Une partie de l'argent généré est ainsi renvoyé en Corée du Nord. Nous ne savons pas combien exactement, mais c'est cet argent qui sert à financer le réseau scolaire nord-coréen dans le pays. Si c'est donc officiellement Pyongyang qui signe les chèques, c'est le Chōsen Sōren qui injecte le cash. ».
Même si Sōren a vu son influence baisser au fil des années, elle reste toutefois une organisation sur qui la Corée du Nord peut compter, gérant des écoles, les fameuses Chōsen gakkō (朝鮮学校), à l’origine créées par Kim Il Sung et toujours financées par la patrie (n'hésitez pas à lire cet article fort instructif sur le sujet), voire une université, la Korea University (조선대학교). Côté politique, elle garde des appuis, parfois là où on s'y attend le moins...
En 2019, Kim Kyung-Mook, spécialiste des relations internationales à l'Université Waseda de Tōkyō, répondait à Slate : « Il y a toujours des sympathisants du Chongryon dans le parti libéral-démocrate mais ils restent silencieux sur cette proximité au risque de perdre leurs sièges aux prochaines élections ». Côté économique, des sociétés japonaises, en lien avec Sōren, par choix ou par obligation, se voient refuser des prêts bancaires et font l'objet d'une surveillance étroite. Les autorités japonaises multiplient même les actions judiciaires contre des proches de la Chongryon, d'autant que les tensions entre le Japon et la Corée du Nord se sont accentuées depuis la crise des missiles de 2016.
Si l'industrie du pachinko a quelque peu perdu de sa superbe, elle engrange quand même des milliers de millards de yen chaque année et il est certain qu'une partie de ses recettes alimentent toujours Chōsen Sōren et, par conséquent, la dictature nord-coréenne. Mais, si certains Coréens du Japon sont sensibles à l'idéologie du Parti, même en n'ayant jamais connu la patrie, d'autres, à l'instar de M. Lee, ne souhaite qu'apporter du soutien à leurs proches. Peut-on réellement leur en vouloir ?
DES POLICIERS RETRAITÉS
Ce n'est qu'après 1992, au moment où les premières lois contre le crime organisé sont promulguées, que la police semble s'intéresser au pachinko et à la mainmise des yakuza.
En effet, l'Agence nationale de la police (警察庁), qui avait permis à cette industrie de s'épanouir pendant des décennies, via le vide juridique cité plus haut, se décide finalement à sévir. Certains n'hésiteraient pas à qualifier cela d'opportunisme, la NPA profitant de la faiblesse des gangs pour, à son tour, profiter de la manne... Le ''deal'' est simple : elle aide les salons à se débarrasser des yakuza et ceux-ci, en remerciement, offrent des emplois à certains officiers de police en retraite.
Si cela n'est pas vraiment illégal, c'est plus que douteux. Toutefois, cela a eu comme effet d'assainir quelque peu le système, mais cela signifie également que les opérateurs sont en position de force pour influencer les policiers en leur faveur.
LA DÉPENDANCE AU JEU D'ARGENT
Selon une enquête du gouvernement japonais datant de 2021, 2,8 millions de Japonais seraient dépendants au jeu.
Tanaka Noriko, ancienne addicte, a écrit un article sur le sujet, intitulé Le jeu d’argent, drogue dure du Japon en 2018 pour le site Nippon.com. Je ne peux que vous conseiller de le lire. Il suffit de quelques phrases pour se rendre compte que devenir accroc au jeu n'est, finalement, pas si compliqué... Enfin, si on peut dire cela...
« J’ai subi directement les effets du jeu sur les familles. Mon grand-père, mon père et mon mari étaient tous les trois des joueurs compulsifs, et j’ai moi-même été atteinte de ce syndrome. « Pourquoi es-tu tombée dans le même piège qu’eux ? N’as-tu donc rien appris ? » me reprochait-on. Certes je peux comprendre leurs interrogations, mais cette façon de voir témoigne d’une ignorance cachée de cette pathologie. En vérité, cette dépendance au jeu est souvent héréditaire, et les exemples d’intoxiqués à la troisième génération n’ont rien de rare, comme en témoigne mon propre cas. Bien entendu, aucun enfant de « drogué » ne souhaite répéter les erreurs de ses parents, mais beaucoup finissent tout de même par emprunter le même chemin obscur. Et quel choc cela a été lorsque je me suis rendu compte que le démon du jeu s’était emparé de moi... [...] ».
De nombreuses personnes accros aux jeux empruntent de l'argent à des sociétés de crédit ou à des usuriers pour alimenter leur dépendance. En mars 2019, le gouvernement japonais annonce que les distributeurs automatiques d'argent, alors dans 10 % des établissements, sont dorénavant interdits afin de lutter contre l'addiction aux jeux d'argent. D'un autre côté, celui-ci ne prend pas la peine de s’assurer que les établissements de jeux vérifient régulièrement l’âge de leurs clients.
Comme souvent au Japon, ce sont les autorités locales qui prennent des mesures, en lieu et place du gouvernement.
Le 26 octobre 2022, l’assemblée préfectorale d’Osaka émet un arrêté pour la création d’un système de lutte contre la dépendance aux jeux d’argent, une première au Japon. Ce texte inédit comprend un projet de mise en place d’un fonds pour financer les différentes mesures d’assistance aux personnes tombées dans l’addiction aux jeux comme le pachinko, les courses hippiques, de bateaux ou le loto.
Certains ne manquent pas de s'inquiéter de l'arrivée prochaine des casinos. D'autant que la loi de 2016 ne laisse pas indifférents les casinotiers étrangers, dont le français Partouche. Mais c'est une autre histoire.
À VOIR ET À LIRE
La série Pachinko de Soo Hugh, adaptation du roman éponyme de Min Jin Lee (Harpercollins), sur Apple TV+ où l'on suit, selon le site Papa blogueur : « Les espoirs et les rêves de la famille d’une jeune coréenne et de ses descendants sur quatre générations donnent lieu à une saga familiale entre la Corée, Le Japon et l’Amérique. Après être tombée enceinte et avoir été abandonnée par l’homme qu’elle aimait, Sunja, jeune adolescente, est obligée de quitter sa maison et de fuir au Japon pour ne pas faire honte à sa mère, qui travaille dans une auberge. Le Japon de l’époque n’accueille cependant pas les réfugiés coréens comme elle, qui sont souvent victimes de discrimination et d’abus. Sunja se sent donc comme un joueur de pachinko, un jeu de hasard japonais où l’on ne peut gagner ue par un coup de chance imprévisible. »
Si le pachinko n'est, au final, qu'un prétexte, vous pourrez y suivre certains tourments qu'on pu vivre les migrants coréens au Japon, comme après le séisme du Kantō où des milliers de ceux-ci moururent, victimes de l'armée, de la police et de groupes miliciens japonais.
Tokyo Detective: Enquêtes, crimes et rédemption au pays du Soleil-Levant de Jake Adelstein (Marchialy Editions)
Bien entendu, je ne peux que conseiller ce 3e tome de la biographie de Jake Adelstein, devenu détective privé, spécialiste en diligence raisonnable. Pour simplifier, Jake est embauché par des entreprises souhaitant une enquête approfondie sur une éventuelle société partenaire. Dans un pays où la pègre est omniprésente dans le monde professionnel, autant dire que ce genre d'enquête s'avère nécessaire. Le livre se présente non pas comme une histoire continue, comme pour les deux tomes précédents, mais par chapitre, chacun relatant une affaire ou un fait survenu dans la vie de l'auteur.
Après avoir fait tomber un des plus grands parrains de la mafia japonaise, l’ancien journaliste d’investigation Jake Adelstein s’est reconverti en détective privé, traquant les yakuza devenus hommes d’affaires. Mais lorsqu’en 2011 la catastrophe de Fukushima s’abat sur Le Japon, elle vient ébranler ses convictions les plus profondes : le mal est tombé là où il ne s’attendait pas et touche ses amis les plus proches. Le justicier est assailli de doutes : la vérité doit-elle être recherchée à tout prix ? Jake Adelstein va devoir décupler ses forces pour la révéler au grand jour.
NOTES
(1) Un pachi-slot (パチスロ) est une ''machine à sous'' japonaise, conçue d'après le modèle des machines à sous de casino telles que nous les connaissons. Les pachi-slot fonctionnent avec des jetons plutôt qu'avec des pièces de monnaie. Comme pour le pachinko, ces jetons peuvent être échangés contre des prix. Les rouleaux sont arrêtés à l'aide des trois boutons situés sur le devant de la machin. Il faut cependant plus de chance que d'habileté pour décrocher le jackpot.
(2) Selon l'article 23 du code pénal (刑法), les jeux d'argent sont illégaux au Japon, hormis les loteries et dans certains sports comme les courses de chevaux (競馬), les courses de bateaux (競艇) ou de vélos (競輪). En ce qui concerne le Mah-jong, même si c'est assez contrôlé, il suffit de faire payer l'entrée pour échapper à la loi. À cette liste, on ne peut qu'ajouter les casinos clandestins, tenus par la pègre, bien entendu, et où l'arnaque du client est le mot d'ordre, et les paris en ligne (日本のブックメーカー), très tendance.
(3) Pendant l'ère Edo, la communauté des Burakumin (部落民) vivait le plus souvent dans des ghettos et regroupait les Eta (穢多), les personnes pratiquant une activité liée au sang et à la mort des animaux (équarrisseur, boucher, tanneur...) et les Hinin (非人), les intouchables, les souillés (comme les gens du spectacle, les prostitués, les condamnés, les mendiants, mais également les bourreaux, les croque-morts...). À l'heure actuelle, la discrimination envers les Burakumin existe encore au Japon et est considérée comme une violation des droits de l’homme. Je vous invite à lire cet article pour en savoir plus.
SOURCES (AVEC LIENS VERS LES ARTICLES CONSULTÉS)
wikipedia.org, eternal-japon.fr, dozodomo.com, nippon.com, sigma.world/fr, furansujapon.com, panodyssey.com/fr, lesechos.fr, courrierinternational.com, fr.shinshu-navi.com, vintagepachinko.com, mercijapon.fr, journaldujapon.com, japanization.org, cairn.info
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