L'ère Meiji va marquer le premier grand changement pour la pègre.

Si, à la suite d'une loi interdisant les jeux en 1895, les Bakuto sont devenus les exclus du monde des plaisirs (700 chefs de bande se font arrêter à travers le pays), la vague d'industrialisation qui fait suite à la guerre russo-japonaise (1904-1905), voit le gouvernement et les entreprises faire de nouveau appel à eux pour contrôler la main d'œuvre. Ils recrutent, pour les louer ensuite moyennant un pourcentage sur les salaires, des ouvriers du bâtiment, mais aussi des dockers. C’est d'ailleurs sur les quais de Kōbe que nait en 1915 le premier Yamaguchi-gumi. À ce jour, l'organisation fondée par Yamaguchi Harukichi est toujours le clan le plus important du Japon.

Un stand de Tekiya
Un stand de Tekiya

La vie s'avère plus facile pour les Tekiya. Leurs rapports avec le nouveau pouvoir en place vont être déterminants et vont s'accentuer au début du XXe siècle. En 1858, le gouvernement shogunal, divisé par des conflits internes, est obligé de signer un traité sous la menace d'une guerre. La nature clairement raciste du Traité d'Amitié et de Commerce (日米修好通商条約), appelé également Traité Harris, du nom du consul américain Townsend Harris, provoque une flambée nationaliste, résumée par la devise Sonnō jōi (尊皇攘夷), traduite par :

''Respect pour l'Empereur et les Occidentaux dehors''

Il va sans dire que des traditionalistes forcenés comme les yakuza s'avèrent très utiles à cette nouvelle mouvance. Les actes terroristes et autres actions violentes contre les étrangers, européens comme américains, ou contre des japonais favorables à l'ouverture se multiplient, menés par les hommes de main du gouvernement que sont devenus les yakuza...

Ces actes auront de redoutables répercussions.

Le viol, suivi de l'assassinat, de l'Impératrice Myeongseong de Corée, le 8 octobre 1895, est considéré, selon les spécialistes, comme l'un des détonateurs de l'expansionnisme japonaise, qui mène l'Empire du Japon à mettre la Corée sous protectorat en 1905, puis à l'envahir en 1910, sans parler de l'invasion de la Mandchourie en 1931, de celle de la Chine en 1937, etc. Ce meurtre sanguinaire, le corps de Myeongseong ayant ensuite été brûlé dans les bois jouxtant sa résidence, et ses cendres dispersées au vent, a été commandité par l’ambassadeur japonais, Miura Gorō (三浦梧楼) et perpétré par La Société de l’Océan noir (玄洋社), une organisation secrète prônant l'expansion militaire japonaise et la conquête du continent asiatique. Celle-ci, fondée par Tōyama Mitsuru (頭山満) en 1879, et forte du soutien financier de gros propriétaires terriens, rassemble des yakuza nationalistes et n'hésite pas à faire assassiner des opposants, des hommes politiques...

Philippe Pelletier, professeur émérite de géographie à l'Université Lyon 2, rappelle ce rapprochement avec la droite ultra conservatrice, lors de l'épisode consacré aux yakuza dans l'émission Mafias : des sociétés contre l'État sur France Culture :

Historiquement et idéologiquement, les yakuza sont très proches des milieux d'extrême-droite, et réciproquement. Certains yakuza ont fondé des groupes politiques d'extrême-droite, et d'autres, bien que n'ayant pas été fondés par les yakuza, jouent quand même sur le même terrain idéologique.

Philippe Pelletier

Avant de continuer, une petite parenthèse s'impose. Bien entendu, tous les yakuza ne sont pas des ultra-nationalistes. Par exemple, dans ses entretiens avec Saga Junichi, Ijichi Eij n'a jamais fait mention d'une quelconque accointance avec la droite ''ultra''. Bien entendu, ce n'est peut-être pas une chose que l'on crie sur les toits, mais, laissez-moi penser que l'arbre n'est pas si pourri que cela, même si les yakuza restent des criminels, rappelons-le.

Peu à peu, le Japon sombre. Les yakuza en profitent. L'invasion de la Mandchourie en 1931 en est un bon exemple. La pègre s'enrichit à outrance, organisant le trafic de métaux précieux et stratégiques, mais également le tristement célèbre système des femmes de réconfort (1) pour l'armée.

À la fin de la seconde Guerre mondiale, le pays, occupé par les américains, est exsangue. La famine s'installe. Qu'importe, les yakuza s'approprient des terrains dont les plans cadastraux ont disparu, mettent en place divers trafics (drogue, proxénétisme...), mais surtout un marché noir très lucratif leur permettant de jouir d'une nouvelle notoriété auprès d'une partie du peuple japonais.

Omoide yokochô à Shinjuku © Le Japon et moi - 2023
Omoide yokochô à Shinjuku © Le Japon et moi - 2023

Quatre jours après la reddition du Japon, le gang Ozu place une annonce dans les journaux pour demander aux patrons d'usines, qui ne vendent plus alors exclusivement qu'à l'armée, de venir à leur siège pour discuter de la redistribution de leur marchandise. Ils vont jusqu'à créer un grand marché près de la gare de Shibuya à Tōkyō avec un énorme panneau et 117 ampoules de cent watts annonçant son emplacement...

Cette situation génère également des tensions entre bandes. En juin 1946, l'incident de Shibuya (渋谷事件) voit les bandes taïwanaises et le gang Matsuba-kai s'affronter près de la gare de Shibuya. Plus d'un millier de yakuza et des centaines de Taïwanais se battent à coup de barres de fer et avec quelques petites armes à feu...

Kodama Yoshio
Kodama Yoshio

Les liens entre voyous et politiques s'intensifient, au point que certains Kumichō (組長) (12), que l'on peut traduire par ''chef'' ou ''boss'', comme Kodama Yoshio (児玉 誉士夫), ancien agent secret nationaliste très proche de l'extrême-droite, accusé de crimes de guerre par les américains et emprisonné, puis libéré et devenu agent de la CIA, sont aussi actifs sur le plan politique que dans le crime. Je vous invite d'ailleurs à lire cet article sur les liens entre Kodama et d'autres Kumichō et la CIA, justement, afin de limiter l'expansion communiste.

Kodama est aujourd'hui considéré comme le premier ''Parrain'' de la pègre japonaise. Rêvant d'une unité entre les familles, il parvient à une certaine entente, en organisant des trêves entre des clans, comme le Yamaguchi-gumi et le Tosei-kai, dirigé par Machii Hisayuki (町井 久之). Sous son impulsion, les Gurentai (愚連隊), des groupes constitués de membres plus jeunes, mais surtout plus violents,  finissent par être absorbés par les grands clans pour, au final, constituer la future élite des organisations.

 

La photo que vous pouvez voir ci-dessous a longtemps fait polémique, on y voit Kodama avec Hatoyama Ichirō (鳩山 一郎), en janvier 1953, lors d'une visite du futur Premier ministre au chef de clan.

 Kodama Yoshio et Hatoyama Ichirō... Tout un symbole...
Kodama Yoshio et Hatoyama Ichirō... Tout un symbole...

Doucement, la pègre japonaise approche de son apogée...

Une parenthèse s'impose.

LES YAKUZA ET LA POLITIQUE

Les yakuzas ont toujours entretenu des liens étroits avec le monde politique, et ce dès l'ère Meiji. Avec l'extrême-droite, bien entendu, mais également avec d'autres partis nationalistes, comme le PLD, le Parti libéral-démocrate (自由民主党), le plus important parti politique japonais et la principale force de droite et conservatrice du pays. Au pouvoir depuis 1955, avec une brève vacance entre 2009 et 2012, beaucoup de politiciens du parti ont été liés à la pègre, à commencer par Hatoyama Ichirō, l'un de ses fondateurs. Dans le reportage ''Yakuza'' de Michaël Prazan (2023), Jake Adelstein note que les liens entre le parti et Kodama et Kishi, entre autres, ont permis à celui-ci d'établir un véritable partenariat avec les yakuza pour écraser les syndicats et humilier ses adversaires politiques. Les yakuza aurait ainsi joué un rôle majeur dans l'élection des différents Premiers ministres.

Le 23 février 1957, moins de cinq ans après la fin de l’occupation américaine, Kishi Nobusuke (岸 信介), ancien criminel de guerre, proche de Kodama et de Sasakawa Ryōichi (笹川 良一), devient, à son tour, Premier ministre. Citons également, son petit fils, Abe Shinzō (安倍 晋三), qui, même si les liens n'ont jamais été avérés, était proche du principal financier... du Yamaguchi-gumi.

Autre exemple, en 2012, le ministre japonais de la Justice, Keishu Tanaka, démissionne après avoir reconnu d’anciens liens avec la pègre. Il a notamment confessé avoir servi d’intermédiaire pour le mariage du fils d’un chef yakuza et avoir assisté à une soirée organisée par un chef de la pègre de Yokohama (source).

Dans le reportage de Michaël Prazan, Hasegawa Shin, essayiste, affirme que ces échanges de bons procédés, comme des faveurs contre du travail dans le BTP, concernait tous les échelons de la politique, du simple conseiller municipal au député... ou au Premier ministre, comme nous l'avons vu plus haut.

Jean-Marie Bouissou, historien spécialiste du Japon est cité par Alain Verdi dans l'article de Médiapart ''Yakuza, la Mafia du Pouvoir japonais'' : « Un regard sur l’Histoire montrera que la familiarité et la coopération entre les groupes criminels, l’État et l’élite conservatrice ont des racines profondes […] ».

Protection, achats de voix, menaces envers les candidats adverses, étouffements de scandales... La liste est longue. Les clans ont su utiliser leur influence pour corrompre et contrôler les politiciens et, par là même, à s'assurer une certaine impunité... Car ce n'est pas la classe politique qui, la première, a voulu réfréner la pègre, loin de là, c'est bien la police japonaise.

© Glénat
© Glénat

Je ne peux que vous inviter à découvrir le manga Sanctuary (サンクチュアリ) de Ryōichi Ikegami et Buronson.

Assez difficile à trouver en français, ce seinen manga raconte l'histoire de Hôjô et Asami, amis d'enfance. L'un deviendra yakuza et l'autre engagé dans la politique. Ce manga se déroulant dans les années 1980 et dénonçant le lien entre gangsters et hommes politiques est devenu un best-seller au Japon.

Même si je trouve le synopsis quelque peu bancal... La pègre japonaise refusant, à mon sens, d'embrigader un américain, surtout après-guerre... Je vous conseille tout de même le film The Outsider de Martin Zandvliet. Vous y retrouverez certaines pratiques yakuza, comme le Sakazuki, la photographie n'est pas mauvaise et Jared Leto s'en sort bien.

Bande annonce de The Outsider

NOTES

(1)  Ce terme de ''femmes de réconfort'' (慰安婦,) fait référence aux victimes, souvent mineures, du système d'esclavage sexuel de masse organisé à travers l'Asie par et pour l'armée et la marine impériales japonaises, De nos jours, il reste un point d'achoppement diplomatique entre l'archipel et les pays voisins, comme la Corée du sud qui réclame toujours des dédommagements au Japon.
(2) Kumichō (組長) désigne le chef de clan, donc nous l'utiliserons dans cette série d'articles, mais d'autres termes peuvent être utilisés selon le type de famille, comme le fameux Oyabun (親分) que certains n'hésitent pas à traduire par ''Parrain'', ce qui est relativement faux. ''Père'' ou ''Patron'' serait plus juste.

SOURCES

japoninfos.com, kotoba.fr, franceculture.fr, 13emerue.fr, wikipedia.org, geo.fr, linkalearnsthings.wordpress.com, japanese-wiki-corpus.org, persee.fr, dossiers-bibliotheque.sciencespo.fr, letemps.ch, lesoir.be, lemonde.fr, xavier-raufer.com, wattpad.com, capital.fr, news.yahoo.co.jp, samurai-world.com, anomaly.fr, lopinion.fr, asahi.com, fnac.com  (pour les résumés des livres du chapitrre 8)

LES IMAGES DE CET ARTICLE, SAUF MENTION CONTRAIRE, SONT ISSUES DE WIKIPEDIA.ORG

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