Une brève histoire des Yakuza #1 Des origines obscures
20 sept. 2023INTRODUCTION À LA SÉRIE D'ARTICLES
La pègre japonaise a toujours fasciné les occidentaux... Beaucoup d'entre nous ont visionné les Yakuza-eiga (1) de Kitano Takeshi et de Miike Takashi (voire, pour les plus vieux, regardé l'intégrale des films avec Takakura Ken) ou joué aux jeux vidéo Ryū ga Gotoku (龍が如く). Mais la fiction n'a t-elle pas idéalisée, voire pervertie, notre vision des yakuza ?
ATTENTION, en aucun cas, cette série d'articles n'excuse les agissements des yakuza , il s'agit d'une ''enquête'', un moyen d'en savoir plus sur l'une des pègres les plus connues au monde.
Retrouvez l'intégralité du dossier via les liens ci-dessous.
#1 Des origines obscures
#2 De l'ère Meiji à l'après-guerre
#3 Les années 1950 à 1990
#4 1992, le début de la fin ?
#5 Les années 2000
#6 Et aujourd'hui ?
#7 Des familles (des)unies pour le meilleur et pour le pire
#8 Bibliographie sélective
HS : Jake Adelstein
Personne n'a envie de foncer au casse-pipe. C'est humain. Les yakuzas sont des gens normaux. Partir faire la guerre à ses ennemis, tatouage dorsal à nu et poignard à la main, tout ça, c'est du cinéma.
À la base, ce qui devait être un article sur l'origine des yakuza s'est transformé en un pavé de 60 000 caractères... J'ai donc préféré le scinder en différents articles, sept pour être plus précis, accompagnés d'une bibliographie sélective. Ces livres m'ont grandement aidés dans mes recherches, de même que la vingtaine de sites internet que vous trouverez en bas de chaque article. Croyez bien que j'ai fait énormément de recherches, passé beaucoup de temps à comparer les sources, à écrire, voire à réécrire, à ajouter des paragraphes... avant de publier. Tout ceci pour être le plus précis et le plus proche de la vérité possible.
VOUS AVEZ DIT YAKUZA (ヤクザ) ?
Usure, chantage, trafic de drogues et d'armes, mais aussi gestion de salles de pachinko (パチンコ), pornographie, prostitution, jeu clandestin... ne sont que quelques exemples des activités de la pègre japonaise, l'une des plus grandes organisations criminelles mondiales, bien que, et nous y reviendrons au fil des articles, celle-ci ait perdu beaucoup de ses membres et de son emprise au fil des décennies.
Notons ici que nous ne parlons pas d'une organisation, mais bien de plusieurs clans de plus ou moins grande importance. Certes, il existe des alliances, des liens, mais chaque clan est indépendant ou fait partie d'une plus grande structure, une pyramide comme les appellent certains, comme le célèbre Yamaguchi-gumi (六代目山口組).
Certains lieux emblématiques de l'archipel sont sous leur contrôle, principalement des lieux de plaisirs nocturnes comme Kabukichō ou des quartiers comme Asakusa à Tōkyō, mais également des ports, dont le plus connu est celui de Kōbe, des entreprises du BTP... Certains industriels n'hésitent pas à faire appel à leurs services pour contourner les lois d’immigration du Japon. Mais, contrairement à la mafia italienne ou aux triades chinoises, la pègre japonaise ne se cache pas, les clans possèdent des entreprises légales et doivent se déclarer... même si, désormais, afficher publiquement son Daimon (代紋) (2) est interdit.
Mais il n'en fut pas toujours ainsi...
Le terme ''Yakuza'' est apparu au XVIIIe siècle seulement et viendrait soit d'une combinaison perdante au jeu de cartes traditionnel Oicho-Kabu (おいちょかぶ) (3). YA pour Yattsu (4), une façon de dire 8 - KU pour 9 - et ZA, déformation de san, le chiffre 3. donnant un total de 20, ce qui équivaut dans ce jeu à zéro.
L'autre origine étant celle du guetteur assis sur une chaise à l'entrée des sanctuaires ou temples abandonnés et chargé de prévenir les joueurs, entre autres de dés, de l'arrivée de la police. YAKU semblant venir de Yakuwari, signifiant ""rôle"", et ZA de Zaisu, la chaise sans pieds utilisée sur les tatami.
La première définition étant la plus couramment admise.
Un membre préférera le terme de Gokudō (極道) signifiant ''voie extrême'', à celui de Yakuza, qu'on traduit souvent par ''bon à rien'' ou ''perdant''.
Dans la terminologie légale japonaise, les organisations de yakuza sont appelées Bōryokudan (暴力団). Le site Kotoba indique :
...] pris dans son sens littéral, Bôryokudan renvoie à l’idée d’un “groupe exerçant la violence“. Mon dictionnaire bilingue propose la traduction “gang”. Le problème, c’est qu’en plus de la violence, ce terme ajoute comme nuance “criminel” avec l’image des armes à feu et de la drogue. C’est pourquoi d’ailleurs on lui réserve un terme à part en japonais qui est gyangu (ギャング). En réalité, bôryokudan est un terme beaucoup plus récent et surtout plus large créé par la police japonaise en 1991
Il va sans dire que les yakuza considèrent ce terme comme une insulte.
LES ORIGINES (5)
En ce qui concerne la naissance des yakuza, il est difficile de faire la part entre la réalité et le fantasme... Plusieurs théories s'affrontent, mais il est certain que les membres initiaux avaient tous un point commun, ils étaient des exclus de la société japonaise, le plus souvent issus des classes les plus basses, voire des rangs des samurai sans maître, les rōnin.
Pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que le shogunat Tokugawa met rapidement en place un système de castes, basé sur les normes confucéennes et la pureté morale, le Shi-nō-kō-shō (士農工商). Ces classes étaient, par ordre d'importance : les guerriers (BuSHI), les paysans (NŌmin), les artisans (KŌgyō) et les marchands (SHŌnin). Toutefois, certains individus ne sont pas pris en compte dans ce système et subissent une ségrégation sociale, les Burakumin (部落民) (6). Cette communauté, vivant le plus souvent dans des ghettos, regroupe les Eta (穢多), les personnes pratiquant une activité liée au sang et à la mort des animaux (équarrisseur, boucher, tanneur...) et les Hinin (非人), les intouchables, les souillés (comme les gens du spectacle, les prostitués, les condamnés, les mendiants, mais également les bourreaux, les croque-morts...). D'autres citoyens n'étaient pas classés, mais les raisons en étaient différentes, citons les membres de la famille impériale, les Kuge (la noblesse aristocratique) et les prêtres shintoïstes et bouddhistes.
Pour les yakuza, la vision est tout autre et leur origine serait plus noble. Ils descendraient des Machi-yakko (町奴), une milice formée pour s’opposer aux Kabuki-mono (歌舞伎者) qui sévissaient notamment à l'époque Edo.
Faisons un rapide point historique sur ces deux groupes
La criminalité a toujours existé, au Japon comme ailleurs. Il y a toujours eu des hommes capables de tout, même du pire, et, bien que quelques sources fassent mention du XVe siècle, il est plus vraisemblable que les Kabuki-mono, tel que nous les connaissons, soient apparus fin du XVIe - début du XVIIe, lorsque les troubles liés à la période Sengoku s'atténuent, puis s'arrêtent, suite aux efforts pour l'unification du pays de Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu. En effet, l'ère Edo voit de très nombreux samurai, 500 000 selon certains historiens, perdre leur poste et se retrouver sans maîtres. Certains de ces rōnin choisissent alors la voie la plus rapide, le banditisme.
Les Kabuki-mono sont donc le plus souvent des rōnin ou des hommes du commun qui ont autrefois travaillé pour des clans de samurai, comme des Wakoto, l'équivalent des valets de pied, ou des Chugen, un rang inférieur de fantassins. Ils se distinguent par des tenues exubérantes et de couleurs criardes, voire des kimono de femme, un langage très argotique et des manières provocantes. Leurs manières et accoutrements sont considérés comme une manifestation de leur esprit de révolte contre la norme sociale dominante, les autorités et l'ordre public en général.
Également appelés Hatamoto-yakko (旗本奴), ''les fous'', les kabuki-mono se consacrent principalement au pillage, à la pratique du Tsujigiri (7), agressant et terrorisant la population, et n'hésitent pas également à exécuter les ordres de Daimyō peu regardants.
Les Machi-yakko, eux, sont des citoyens qui, lassés des attaques des Kabuki-mono et du manque de soutien des samurai, se regroupent en milice. Les roturiers ne sont pas autorisés à détenir des sabres, mais certaines classes, comme les marchands, peuvent porter le Wakizashi. Les Machi-yakko sont considérés comme des défenseurs du peuple luttant contre les brigands, alors que les samurai, eux, n'en ont cure.
Cela joue beaucoup en faveur de leur notoriété.
Banzuiin Chōbei (幡 随 院長 兵衛) (1622-1657) reste le Machi-yakko le plus connu. Fondateur d'un groupe d'auto-défense dans le quartier d'Asakusa à Edo, il est finalement tué par Mizuno Jūrozaemon. Ses derniers jours ont fait l'objet de pièces de Kabuki et une série télévisée de style Jidai-geki (時代劇), Banzuiin Chōbei Omachi Nasei (幡 随 院長 兵衛 お 待 ち な せ ぇ) le met à l'honneur en 1974.
Selon Kanehiro Hoshino, criminologue à l'université de Teikyo, ces groupes finissent par disparaître vers la fin du XVIIe siècle, décimés par le shogunat. Dans leur livre, Yakuza, la mafia japonaise, Alec Dubro et David Kaplan citent La bande de tous les Dieux, des kabuki-mono sévissant à Edo. En 1686, 300 hommes sont arrêtés et leurs chefs exécutés, ce qui, bien entendu, met fin à leurs exactions dans la capitale shogunale.
Malgré leurs activités criminelles, on peut comprendre que les yakuza préfèrent endosser le rôle de protecteurs du peuple, plutôt que celui d'oppresseurs. D'autant que, comme souvent au Japon, les pièces de Kabuki et de Bunraku du XVIIIe siècle apportent leurs pierres à l'édifice, mélangeant allègrement l'imaginaire à la réalité. Toutefois, selon les historiens, les yakuza seraient bien des descendants des kabuki-mono et en aucun cas de leurs opposants...
BAKUTO ET TEKIYA
Au XVIIIe siècle, les criminels japonais se divisent en deux groupes principaux : les Bakuto (博徒), des joueurs professionnels adeptes de la triche et quelque peu violents, et les Tekiya (的屋), des marchands ambulants peu scrupuleux.
Bien qu'itinérants à la base, certains Bakuto finissent par se sédentariser et tiennent des tripots clandestins dans des villages ou dans les relais le long des grands axes routiers, dont le fameux Tōkaidō (東海道) qui relie Edo à Kyōto, Ōsaka et Kōbe, voire dans des temples et sanctuaires abandonnés. Par la suite, ils élargissent leurs activités, en devenant usuriers notamment.
Shimizu No Jirocho (清水次郎長) [1820-1893] est certainement le plus connu des Bakuto de l’histoire japonaise. Imposant sa loi le long du Tōkaidō, il commande, à son apogée, plusieurs centaines d'hommes. Vu comme un héros, il limite les exactions des autres criminels et protège les villageois des attaques de rônin. Par la suite, il mise tout sur la restauration Meiji, ce qui lui permet de ''s'acheter'' une conduite... Alec Dubro et David Kaplan rétablissent la vérité : ''Dans la réalité, Jirocho oppressait violemment les paysans. Délégué officiel de l’autorité gouvernementale, il se comporta en gangster, contrôlant son fief par la violence et l’intimidation.''. Qu'à cela ne tienne, Shimizu No Jirocho est toujours considéré comme un héros par nombre de japonais et on peut trouver des monuments à sa mémoire, dans les temples Baiin-Zen-ji et Tesshu-ji à Shizuoka, par exemple.
Les Tekiya sont réputés pour colporter des produits de mauvaise qualité à des prix prohibitifs et à utiliser des méthodes plus que douteuses. On les retrouve à vendre des articles, tels que de la nourriture ou des jouets, dans la rue ou sur des étals installés au pied des sanctuaires ou des temples... La plupart sont des Burakumin, ce qui ajoute à la méfiance générale pour cette profession.
Ils finissent par s'organiser en clans, prenant ni plus ni moins le contrôle des foires et des marchés de plein air, y attribuant les places et demandant une ''redevance'' afin de garantir la sécurité des vendeurs. Comme le souligne le site Geo.fr, ce racket devient ''légal'' en 1765, lorsque les autorités shogunales, désireuses de prévenir les troubles, accordent aux plus puissants des chefs Tekiya le titre d’Oyabun, avec mission de faire régner l’ordre. Les organisations commencent à recruter en masse, le marché noir et le commerce du sexe étant en plein développement.
Bakuto comme Tekiya vivent selon des codes stricts, avec une hiérarchie semblable à celle que connaissent les clans actuels. Beaucoup des traditions yakuza viennent de cette époque, comme les tatouages traditionnels, les Irezumi (入れ墨), qui décorent le corps des bakuto, et le Yubitsume (指詰め), l'auto-ablation d'une phalange.
À l'heure actuelle, il existe toujours des clans Tekiya, notamment à Tōkyō. Par exemple, le Kyokutō-kai (極東会) groupe yakuza désigné comme Bōryokudan, comptant environ 400-450 membres actifs et fondé par Sekiguchi Aiji, est un clan de Tekiya, sévissant, entre autres, à Kabukichō.
NOTES
(1) Yakuza eiga (ヤクザ映画) signifie littéralement ''film de yakuza'' en français,
(2) Le Daimon (代紋) est l'emblème de la famille, l'équivalent du Kamon (家紋) des clans de samurai.
(3) Le Oicho-kabu est un jeu de cartes traditionnel, semblable au Blackjack, se jouant avec des cartes de Kabufuda ou de Hanafuda, d'où la régulière confusion de terme.
(4) Le chiffre huit se dit Hachi (八), mais Yattsu (八つ) est utilisé pour désigner huit objets. En règle général, le compteur Tsu (つ) est utilisé lorsque le compteur spécifique n'est pas connu ou certain. Toutefois, ce compteur ne va que jusqu'à dix : 一つ [hitotsu], 二つ [futatsu], 三つ [mittsu], 四つ [yottsu], 五つ [itsutsu], 六つ [muttsu], 七つ [nanatsu], 八つ [yattsu], 九つ [kokonotsu], 十 [tō]
(5) Pour rappel, j'utilise la méthode Hepburn modifiée (ヘボン式). Ainsi, par exemple, les voyelles longues sont signalées par un macron ; un o long s'écrira ō. De même, je n'utilise pas l'orthographe française pour un mot japonais, comme samurai (et non samouraï) et encore moins le pluriel. Même si le mot Yakuza est entré dans la langue française, il n'en reste pas moins un mot japonais.
(6) À l'heure actuelle, cette discrimination existe encore au Japon et est considérée comme une violation des droits de l’homme. Je vous invite à lire cet article pour en savoir plus.
(7) Lire l'article sur le site consacré à cette pratique.
SOURCES
japoninfos.com, kotoba.fr, franceculture.fr, 13emerue.fr, wikipedia.org, geo.fr, linkalearnsthings.wordpress.com, japanese-wiki-corpus.org, persee.fr, dossiers-bibliotheque.sciencespo.fr, letemps.ch, lesoir.be, lemonde.fr, xavier-raufer.com, wattpad.com, capital.fr, news.yahoo.co.jp, samurai-world.com, anomaly.fr, lopinion.fr, asahi.com, fnac.com (pour les résumés des livres du chapitrre 8)
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