La séparation de l'Église et de l'État au Japon

La séparation de l’Église et de l’État au Japon est un sujet bien plus complexe qu’il n’y paraît, car le pays n’a jamais eu d’ "Église" au sens occidental du terme. Pour comprendre cette séparation, il faut plonger dans l’histoire religieuse du Japon, où le shintō (神道) et le bouddhisme ont longtemps coexisté et servi de piliers idéologiques à l’autorité politique.

Depuis l’Antiquité, le pouvoir impérial japonais se fonde sur une légitimité religieuse. Le Tennō (天皇), l’Empereur, est considéré comme un descendant direct d'Amaterasu (天照大神), la Kami du Soleil. Finalement, cette filiation divine sert de base au shintō d’État bien avant que ce terme ne soit formalisé. Pendant des siècles, le shintō et le bouddhisme s’entremêlent — temples et sanctuaires partagent parfois les mêmes espaces, les mêmes prêtres, et l’on parle alors de Shinbutsu shūgō (神仏習合), qu'on pourrait traduire par "fusion des kami et des bouddhas".

Mais au XIXᵉ siècle, avec la Restauration de Meiji (明治維新), cette fusion devient un problème politique.

Le shintō d’État : sacralisation du pouvoir impérial

Le nouveau gouvernement Meiji veut unifier la nation autour de l’Empereur et rompre avec les influences jugées étrangères, notamment le bouddhisme importé de Chine et de Corée. En 1868, il impose la séparation du shintō et du bouddhisme et établit progressivement le shintō d’État, le Kokka shintō (国家神道).

Le shintō devient alors un instrument idéologique : il sert à glorifier l’Empereur et à inculquer la loyauté envers la nation. Les sanctuaires, financés par l’État, deviennent des lieux de culte civique — non religieux, selon la rhétorique officielle. Cette subtilité permet au gouvernement de promouvoir le shintō tout en prétendant ne pas violer la liberté de religion garantie dans la Constitution Meiji de 1889.

En réalité, la frontière est floue : les Japonais sont incités, parfois contraints (cf. encart), à participer à des rituels patriotiques, notamment dans les écoles. Le sanctuaire Yasukuni (靖国神社), fondé en 1869, symbolise cette fusion du culte impérial et du nationalisme.

Après 1945 : une véritable séparation

La défaite du Japon en 1945 marque une rupture fondamentale. Sous l’occupation américaine, la Constitution de 1947 introduit le shūkyō to seiji no bunri (宗教と政治の分離), une séparation stricte entre religion et État.

L’article 20 stipule que "L’État ne doit accorder aucun privilège à une religion, ni participer à des activités religieuses." Et l’article 89 interdit le financement public des institutions religieuses. L’Empereur lui-même renonce officiellement à sa nature divine dans la Déclaration de l’humanité (Ningen sengen, 人間宣言) du 1er janvier 1946.

L'Association des Sanctuaires Shintō, appelée Jinja Honchō (神社本庁) est fondé à cette époque. Son but était de réorganiser les sanctuaires à l’échelle nationale, alors que l’État ne pouvait plus intervenir dans leur financement ni dans leurs activités religieuses. Elle regroupe aujourd’hui environ 80 000 sanctuaires sur les 100 000 que compte le Japon.

Il ne s’agit pas d’une autorité religieuse absolue : chaque sanctuaire garde son indépendance juridique et ses propres prêtres, mais l’association fournit :

  • Une coordination administrative (formation des prêtres, gestion du personnel),
  • Des normes rituelles et doctrinales pour le shintō, afin de maintenir une cohérence nationale,
  • Un soutien logistique et financier aux sanctuaires plus petits.

Le Jinja Honchō joue donc un rôle fédérateur et conservateur : il permet de préserver la tradition tout en respectant la neutralité religieuse imposée par la Constitution. Depuis 1947, elle ne reçoit aucun financement direct de l’État. Cependant, son influence est notable : elle définit des pratiques religieuses standardisées et peut recommander des positions sur des questions culturelles ou politiques, comme les cérémonies nationales. C’est pourquoi certains observateurs critiquent encore un mélange subtil de shintō et de patriotisme, surtout dans les festivals ou les cérémonies de sanctuaires liés à l’histoire militaire.

Et le bouddhisme ?

Nous l'avons vu dans l'article dédié, le bouddhisme arrive au Japon au VIᵉ siècle et devient rapidement un instrument culturel et politique pour les élites. Mais contrairement au shintō, il n’est jamais devenu un culte d’État. Comme vu plus haut, avec la Restauration de Meiji, le shintō est promu comme culte national, tandis que le bouddhisme est relégué à une religion privée, perdant financements et terres. Cette distinction est renforcée après 1945 : la Constitution de 1947 interdit tout financement public et toute ingérence de l’État dans les affaires religieuses.

Aujourd’hui, les temples bouddhistes fonctionnent comme des associations religieuses indépendantes, gérant rituels et enseignements sans lien officiel avec le gouvernement. Le bouddhisme illustre ainsi une séparation réelle et stricte entre religion et État, contrastant avec le shintō, dont certaines traditions publiques restent liées à l’histoire nationale.

Le Sensō-ji est un haut lieu du bouddhime, mais il ne dépend plus d'une école depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale

Le Sensō-ji est un haut lieu du bouddhime, mais il ne dépend plus d'une école depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale

Aujourd’hui : une séparation toute relative ?

En théorie, la séparation est stricte :

  • Les temples bouddhistes, sanctuaires shintō et autres organisations religieuses doivent fonctionner avec leurs propres ressources : dons des fidèles, ventes d’objets rituels, cérémonies...,
  • L’État peut parfois financer des projets culturels ou patrimoniaux, mais cela doit être présenté comme une protection du patrimoine historique ou culturel, et non comme un soutien religieux. Par exemple, la restauration d’un temple classé monument historique peut recevoir des fonds publics, mais cela ne va pas à l’activité religieuse elle-même.

Toutefois, en ce qui concerne le shintō, elle reste sujette à débat. Le cas le plus emblématique est celui des visites des Premiers ministres au sanctuaire Yasukuni (靖国神社), où sont honorés les morts de guerre — y compris des criminels de guerre de classe A. Ces visites soulèvent régulièrement la question : s’agit-il d’un hommage civique ou d’un acte religieux ? La Cour suprême japonaise a reconnu à plusieurs reprises que certaines pratiques officielles pouvaient violer la neutralité religieuse, mais le flou persiste.

De plus, de nombreux rituels publics (cérémonies d’inauguration, festivals...) comportent encore des éléments shintō, considérés comme "traditionnels" plutôt que religieux. Cette ambiguïté est typiquement japonaise : la religion y est perçue moins comme un système de croyances que comme un ensemble de pratiques culturelles.

Certaines affinités persistent entre des mouvements religieux et partis politiques

Le cas le plus connu est celui du Shintō Seiji Renmei (神道政治連盟), littéralement Fédération politique du shintō. Fondée en 1969, elle se présente comme un groupe de réflexion patriotique cherchant à "restaurer les valeurs spirituelles japonaises" issues du shintō. Ce groupe entretient des liens très étroits avec le Parti libéral-démocrate, qui domine la vie politique japonaise depuis les années 1950.

Concrètement, cela ne signifie pas que le PLD promeut le shintō comme religion d’État ; mais certains de ses membres — souvent affiliés à la Shintō Seiji Renmei — soutiennent des positions symboliquement proches du shintō nationaliste :

  • La promotion du respect envers l’Empereur,
  • La défense des visites officielles au sanctuaire Yasukuni,
  • La réhabilitation d’une éducation morale d’inspiration traditionnelle.

L’ancien Premier ministre Abe Shinzō (安倍晋三), par exemple, faisait partie des parlementaires liés à ce mouvement. Il participait régulièrement à des cérémonies shintō et affirmait que le Japon devait retrouver son "esprit originel".

D’autres partis, comme Kōmeitō (公明党), sont proches du bouddhisme de la Sōka Gakkai (創価学会), un mouvement laïcisé mais issu du bouddhisme Nichiren. Là encore, la Constitution interdit tout financement ou ingérence directe, mais les soutiens mutuels entre partis et organisations religieuses restent tolérés, tant qu’ils ne franchissent pas la ligne du prosélytisme ou de l’usage de fonds publics.

Le résultat est une situation ambivalente : la loi protège la neutralité, mais la société japonaise accepte les affinités culturelles entre politique et religion — surtout quand elles s’expriment sous forme de patriotisme ou de tradition plutôt que de foi.

C’est une tension permanente : la mémoire du shintō d’État plane toujours, et chaque fois qu’un Premier ministre franchit le torii du sanctuaire Yasukuni, elle ressurgit.

Le Yasukuni-jinja, source de polèmiques

Le Yasukuni-jinja, source de polèmiques

Voici une liste de certaines obligations et pratiques imposées aux familles japonaises sous le shintō d’État.

1. Miyamairi (宮参り), la présentation des nouveau-nés au sanctuaire
Les parents devaient présenter leur enfant au sanctuaire local peu après la naissance, pour le placer sous la protection des Kami et, symboliquement, sous la bénédiction de l’Empereur. Cette pratique existait déjà avant Meiji, mais elle devint un devoir civique : refuser ou négliger cette présentation pouvait être perçu comme un manque de loyauté envers la nation.

2. La participation aux cérémonies locales et nationales
Les familles étaient encouragées — parfois obligées — à assister aux grandes fêtes nationales et aux cérémonies dans les sanctuaires impériaux, comme celles en l’honneur de Jimmu Tennō (神武天皇) ou de Kigensetsu (紀元節), la "fête de la fondation du Japon". Ces rassemblements renforçaient la ferveur patriotique et la vénération de l’empereur.

3. Le culte impérial domestique
Dans de nombreux foyers, on installait un kamidana (神棚), un petit autel shintō consacré à l’Empereur et aux divinités protectrices du foyer. On y faisait des offrandes quotidiennes. Cette pratique fut encouragée par le ministère de l’Éducation et considérée comme un signe de vertu civique.

4. La participation des enfants aux rituels scolaires
Les enfants devaient s’incliner devant le portrait de l’Empereur chaque matin à l’école et réciter des serments de loyauté. Des prêtres shintō intervenaient parfois dans les écoles pour diriger des cérémonies, en insistant sur la piété filiale et le devoir envers la patrie.

5. Le soutien financier et matériel aux sanctuaires
Les communautés locales étaient souvent tenues de contribuer aux réparations et à l’entretien des sanctuaires, par des dons ou du travail bénévole (corvée religieuse). Ces contributions étaient présentées comme des gestes de fidélité à la nation.

6. La participation aux rites saisonniers obligatoires
Les fêtes du calendrier shintō, comme le Toshigoi no matsuri (祈年祭) au printemps ou le Niinamesai (新嘗祭) à l’automne, étaient des moments où la présence des familles était quasi obligatoire. Les absences étaient parfois signalées aux autorités locales.

7. Le respect des funérailles et mariages civico-religieux
Les cérémonies de mariage et, dans certains cas, les funérailles, devaient se conformer au rite shintō, présenté comme "national" plutôt que religieux. Les prêtres shintō avaient donc un rôle social équivalent à celui d’un officier d’état civil.

8. Kōshitsu sonsū (皇室尊崇), l'observance du respect impérial
Les familles devaient inculquer à leurs enfants le respect absolu de l’Empereur et de sa lignée divine. La récitation quotidienne de passages du Rescrit impérial sur l’éducation (教育勅語) (1) faisait partie des devoirs moraux attendus des parents.

Certes, ces obligations n’étaient pas toujours inscrites dans la loi, mais elles formaient un cadre social et moral quasi coercitif, car l’école, les tonarigumi (associations de quartier), et les prêtres locaux exerçaient une pression constante pour s’y conformer.

Après 1945, toutes ces obligations furent abolies. La nouvelle Constitution imposa la liberté religieuse, et les rites shintō redevinrent des pratiques culturelles et volontaires — mais beaucoup d’entre elles, comme le miyamairi ou le kamidana, ont survécu dans les foyers, heureusement vidées de leur portée politique.

Un mariage traditionnel au Kanda-myōjin

Un mariage traditionnel au Kanda-myōjin

NOTE

(1) Le Kyōiku chokugo ou Rescrit impérial sur l’éducation (教育勅語) est l’un des textes les plus emblématiques du shintō d’État — et aussi l’un des plus redoutablement efficaces instruments idéologiques du Japon moderne. Promulgué le 30 octobre 1890 par l’Empereur Meiji (明治天皇), il visait à définir les valeurs morales et civiques que tout Japonais devait suivre. Le texte était rédigé dans un style archaïque et solennel, censé exprimer la parole impériale elle-même — donc incontestable.

SOURCES

nippon.combooks.openedition.orgjapan.kantei.go.jpjapaneselawtranslation.go.jp/enjournals.openedition.orgjournaldujapon.comfr.wikipedia.orgworldjpn.net

PHOTO DE COUVERTURE

Yasukuni-jinja © Le Japon et moi - 2023

LES IMAGES DE CET ARTICLE, SAUF MENTION CONTRAIRE, SONT LA PROPRIÉTÉ DE ''LE JAPON ET MOI''

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