Nous avons déjà parlé sur le blog du Tameshigiri et du Tsujigiri, du Seppuku, voire du Hitobashira. Aujourd'hui, j'aimerais aborder un autre sujet morbide... mais qui est souvent utilisé au cinéma ou dans les documentaires sur les samurai : le Kubi jikken (頸実検 ou 首実検).
La prise de têtes n’était pas un exercice brutal de chasse au trophée, mais une composante essentielle du système militaire des samurai. L’inspection des têtes permettait de reconnaître les guerriers qui les avaient prises et garantissait une récompense pour leur bravoure.
Stephen Turnbull, Samurai Warfare, 1996, Cassell, p. 64
Vous l'aurez compris, cette pratique consistait à présenter la tête d'un ennemi tué au combat à son supérieur, servant de preuve tangible de la victoire et de la bravoure du guerrier.
Le terme Kubi Jikken se compose de kubi (首), signifiant "tête", et jikken (実検), signifiant "inspection" ou "vérification".
Apparue probablement au XIIIe siècle, cette coutume atteint son apogée durant les périodes de guerres civiles, notamment l'époque Sengoku. Elle reflète alors la valeur accordée à l'honneur et à la reconnaissance des faits d'armes dans la société samurai.
Il est mentionné dans des récits épiques tels que le Heike monogatari (平家物語) et représenté dans des estampes ukiyo-e ou des pièces de théâtre nō et kabuki. Des estampes célèbres ou les paravents peints, tels que celui conservé au Musée d'histoire d'Ōsaka, montrent des scènes de présentation des têtes. Ces œuvres, bien que créées ultérieurement, fournissent une vision artistique des pratiques guerrières de l'époque.
Kajiwara Kagetoki présenta la tête de Taira no Atsumori, soigneusement enveloppée dans une étoffe de brocart, au commandant. Il énonça le nom et la lignée du jeune homme, et tous les présents versèrent des larmes devant la perte d’une figure aussi noble.
Heike monogatari, trad. Helen Craig McCullough, Stanford University Press, 1988, p. 312
Dans le Gunreishō (軍礼抄, littéralement "Extraits des honneurs militaires", Ise Sadatake (伊勢貞丈), spécialiste des rites militaires et descendant d’une famille de lettrés attachée à la cour impériale, indique : "Une tête coupée doit être bien lavée à l'eau, débarrassée du sang et de la saleté, les cheveux peignés et arrangés comme auparavant en un nœud supérieur ; si vous appliquez en même temps de la poudre pour le visage ou du rouge à lèvres sur la tête, vous devez l'appliquer comme sur vous-même (selon le texte original), s'il y a des blessures sur le visage, saupoudrez de la farine de riz sur les dommages pour dissimuler la blessure et écrivez le nom complet de la tête (c'est-à-dire du défunt) sur un morceau de papier et fixez-le sur la tête ". Notez que ce texte a été écrit au XVIIIe, à une époque où le pays était en paix et, par conséquent, le Kubi Jikken n'avait plus lieu d'être.
Donc, après un combat, les têtes des ennemis vaincus sont soigneusement préparées : lavées, rasées, parfois même maquillées pour être présentées de manière digne. Les cheveux sont mouillés, puis relevés en un nœud supérieur et disposés plus haut que d'habitude ; un peigne est utilisé du côté droit et les cheveux sont relevés à l'aide de la crête du peigne ; l'arrangement des cheveux est achevé lorsque le cordon de papier fixant le nœud supérieur est noué en quatre endroits. Lorsque les dents sont tachées, on applique le Ohaguro (お歯黒), un noircissement fait à l’aide d’une solution appelée Kanemizu (鉄漿), mélange d’acétate de fer et de tanins végétaux.
Les têtes sont ensuite apportées sur un plateau en bois laqué au commandant ou au seigneur local, habillé et paré pour l'occasion. Lors de cette présentation, le guerrier explique les circonstances du duel ou de l'affrontement, et des témoins peuvent attester de la véracité des faits. Cette cérémonie n'est pas uniquement une formalité ; elle a également une dimension stratégique. La présentation des têtes sert de preuve pour obtenir des récompenses, des terres ou des titres.
Par exemple, au service de Toyotomi Hideyoshi (豊臣秀吉), Katō Kiyomasa (加藤清正), fils de forgeron, est nommé parmi les Shizugatake no shichi-hon yari (賤ヶ岳の七本槍), les Sept Lances de Shizugatake, après la bataille du même nom, où il a tué Masakuni Yamaji, l'ennemi général. En récompense, Hideyoshi lui donne un territoire de 3 000 koku. Il devient par la suite Daimyō du domaine de Kumamoto (熊本藩), d'une valeur de 195 000 koku.
Autre exemple, Fukushima Masanori (福島正則) se distingue également pendant la bataille de Shizugatake (賤ヶ岳の戦い,), où il présente la tête de l’un des sept généraux vaincus, Ogasato Ieyoshi, et reçoit un territoire valant 5 000 koku pour ce fait d'armes. Masanori participe ensuite à de nombreuses campagnes de Hideyoshi, et c'est après la campagne de Kyūshū qu'il est fait Daimyō de la région d'Imabari, province d'Iyo, qui vaut alors 110 000 Koku.
Preuve qu'à l'époque Sengoku, de nombreux hommes de basse extraction peuvent, à l'instar de Toyotomi Hideyoqhi, s'élever dans la société et devenir bushi, non par droit de naissance mais par valeur guerrière.
Pour en revenir au sujet de cet article, après l'observation, la tête est parfois jetée, fixée à la porte d'une prison ou renvoyée à l'ennemi dans un récipient adapté à son rang. Je vous invite à lire l'article complet de Wiki japanese corpus pour connaitre le rite point par point.
Cependant, des abus sont constatés : certaines têtes sont échangées ou présentées plusieurs fois. Des guerriers maquillent des têtes pour les faire ressembler à celles de bushi reconnus... Pour éviter ces fraudes, le Kubi kansatsu (首観察) est mis en place, des inspecteurs étant chargés de vérifier l'authenticité des têtes et de tenir des registres détaillés, les Kubi chō (首帳).
Au XVIIe siècle, avec l'unification du Japon et la paix relative instaurée par le shogunat Tokugawa, la pratique du Kubi Jikken décline progressivement. L'accent se déplace vers des évaluations basées sur le comportement, la loyauté et les rapports écrits plutôt que sur des preuves sanglantes.
Le code du Bushidō, codifié durant cette période, met davantage l'accent sur la moralité et l'éthique que sur les exploits guerriers.
Yamamoto Kansuke Haruyuki ( 山本勘介晴幸), mortellement blessé à Kawanakajima, reçoit un verre d'eau par un préposé. On remarque la tête tranchée à ses pieds. Estampe de Utagawa Kuniyoshi (歌川 国芳).
Les têtes peuvent être enterrées dans un Kubizuka (首塚) un monticule funéraire. Si les têtes sont souvent celles prises comme des trophées après une bataille, un Kubizuka peut également contenir la tête de ceux exécutés par décapitation, qu'ils soient prisonniers de guerre ou simples criminels condamnés à mort.
Par exemple, le Kubizuka d'Akechi Mitsuhide (明智光秀), l'homme à l'origine de la mort d'Oda Nobunaga (織田 信長), est situé à Sanjo-Sagaru, à Kyōto.
Dans les cas d'ennemis de faible rang, les noms n'étaient pas vérifiés et seul le nombre de personnes tuées étaient confirmée en coupant le nez ou l'oreille. Ce fut le cas, par exemple, lors des tentatives d'invasion de la Corée, de 1592 à 1598. Le Mimizuka (耳塚), situé près du Toyokuni-jinja (豊国神社), sanctuaire consacré à Toyotomi Hideyoshi à Kyōto, contiendrait les nez tranchés d'au moins 38 000 Coréens tués au cours de ces invasions.
japanesewiki.com, persee.fr, wikipedia.org
Triptyque de Gosôtei Sadahiro (五粽亭貞廣). Les guerriers rapportent à leur chef Masayuki Kusunoki, l'un des grands généraux de l'Ère Nancho, les têtes coupées de leurs ennemis vaincus. (source : Uchiwa Gallery)
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