Le Hitobashira, légende ou non ?
28 nov. 2023Pratiqué dans certains pays de l'Asie de l'Est (1), le Hitobashira (人柱), signifiant littéralement ''Pilier humain'', consistait en un sacrifice humain. Une personne, volontaire ou non, était, en effet, emmurée, voire enterrée vivante, dans, sous ou près du bâtiment que son esprit devait protéger, tels des barrages, des ponts ou des châteaux. Au Japon, on retrouve les premiers écrits témoignant de cette pratique liée au Shintō dans le Nihon Shoki (日本書紀).
Ainsi, le Nihon Shoki rapporte une histoire centrée sur l'Empereur Nintoku (323 après J.-C.) faisant mention du débordement des rivières Kitakawa et Mamuta. L'Empereur aurait ainsi eu une révélation en songe selon laquelle une personne nommée Kowakubi dans la province de Musashi et une autre appelée Koromono-ko dans la province de Kawachi doivent être sacrifiées aux divinités des deux rivières. Ainsi la construction de remblais serait facilement réalisée. Kowakubi est jeté dans le torrent de la rivière Kitakawa, avec une prière, et le remblai est construit.
Mais Koromono-ko est malin. Le jour de son sacrifice, il apporte deux gourdes et s'adresse directement au Kami de la rivière. "Je suis venu ici, dit-il, pour te sacrifier ma vie, car c'est toi qui infliges la calamité aux habitants de ce district. Si tu veux sincèrement ma vie, fais couler ces calebasses pour qu'elles ne puissent plus flotter ; je te reconnaîtrai alors comme la véritable divinité de cette rivière et je t'offrirai mon corps. Mais si tu ne peux pas les couler, tu n'es pas la vraie divinité, et c'est en vain que je sacrifierais ma vie". Bien sûr, les gourdes ne coulent pas et Koromono-ko est libéré.
Dans son article sur les sacrifices humains, dont le Hitobashira, l'historien Tsuda Noritake note : « Le Nihon Shoki a été compilé par le Prince Toneri et Ono Yasumaro et achevé en 720, le travail leur ayant été confié par l'impératrice Genshō. Il contient les âges mythologiques et les premiers temps historiques du Japon, depuis l'accession de l'empereur Jimmu (660 avant J.-C.) jusqu'à l'abdication de l'impératrice Jitō en 697 après J.-C., et constitue l'un des ouvrages les plus importants pour l'étudiant de l'ancien Japon. Mais nous considérons ces récits de sacrifices humains comme de simples traditions mythologiques qui étaient acceptées par le peuple au moins à l'époque où le Nihon Shoki a été compilé, quatre siècles après que les événements relatés se soient produits. », et de conclure son texte par : « Il est toutefois remarquable que les récits de sacrifices humains aient été les plus nombreux à l'époque des Tokugawa, c'est-à-dire au cours des trois derniers siècles. La mise à mort de serpents monstrueux ou de babouins pour sauver de pauvres victimes, ou pour donner du bonheur au peuple, était un élément indispensable des histoires héroïques populaires de cette période. Ces histoires étaient pour la plupart dérivées des traditions plus anciennes que nous avons décrites. Ces traditions populaires inspiraient au peuple un esprit d'abnégation. Il est donc très intéressant de noter que les traditions japonaises de sacrifice humain ont été utilisées, à un stade assez avancé de la société, pour l'éducation sociale, à la fois par le biais d'œuvres littéraires populaires et de coutumes et manières religieuses. »
Les histoires de Hitobashira et d'autres sacrifices humains étaient donc courantes au Japon jusqu'au XVIe siècle. Les constructions du château de Maruoka ou celle de Matsue, ou encore celle du pont Matsue Ohashi auraient nécessité un tel sacrifice humain. Mais rien ne le prouve réellement.
La légende la plus connue reste celle du Maruoka-jō.
Alors que le château est en construction, ses murs ne cessent de s'effondrer, et ce peu importe combien de fois ils sont réparés. Il est donc décidé qu'une personne doit être sacrifiée afin d'améliorer la stabilité de l'édifice. Une femme pauvre et borgne, nommée O-shizu, est donc choisie pour devenir un Hitobashira. En récompense de son sacrifice, on lui promet que son fils serait fait samurai. Toutefois, une fois le château achevé et avant que son fils ne soit fait samurai, le seigneur du château est transféré dans une autre province, et la promesse n'est pas tenue.
Par la suite, chaque année, le fossé du château déborde lors des fortes pluies de printemps. Les habitants appellent ces pluies ''Les entraves de la douleur d’O-shizu'' et finissent, excédés, par lui élever un cénotaphe, ceci afin de calmer son esprit.
Le Yasutomi-ki, un journal du XVe siècle, documente le "Nagara-no Hitobashira". Une femme portant un garçon sur le dos est attrapée alors qu'elle passe le long de la rivière Nagara et est enterrée à l'endroit où un grand pont doit alors être construit.
En 1754, à Wanouchi, un bourg du district d'Anpachi, dans la préfecture de Gifu, on relate des travaux d'amélioration du fleuve Horeki qui impliquent la construction difficile et dangereuse de remblais. Un ouvrier donne volontairement sa vie en restant sous l'eau, afin de maintenir un pilier de fondation jusqu'à ce qu'il puisse être sécurisé. En plus d'aider à la construction, ce sacrifice est également traité comme une offrande aux dieux assurant la réussite du projet.
Au cours du XXe siècle, on l'aurait encore pratiqué dans certains projets de construction, mais ces faits relèveraient plus de la légende urbaine.
Existe-il des preuves ? Hormis quelques traces écrites, sujettes à caution, trop peu.
Toutefois, le 16 mai 1968, le tremblement de terre de Tokachi frappe le nord du Japon, enregistrant une magnitude de 8,3 sur l'échelle de Richter et causant d'importants dégâts et un tsunami. Parmi les structures endommagées se trouve le tunnel Jomon, qui fait partie de la ligne JR Hokkaido. La reconstruction commence en 1970, et plus de 100 squelettes sont trouvés près de l'entrée et dans les bois à proximité. Ce sont les corps des ouvriers d'origine qui ont aidé à construire le tunnel. Selon certaines sources, cela tenterait à prouver la pratique du Hitobashira et un mémorial y a été construit.
Selon le site Japanese Wiki Corpus, bien que cruelle, cette pratique pourrait être considérée comme une forme de Hono (奉納), un acte religieux visant à respecter ou apaiser et satisfaire les divinités shinto et bouddhistes, et dans lesquelles les gens offrent « quelque chose de valeur ». De nos jours, les Ema, les plaquettes votives des temples et sanctuaires, peuvent remplir ce rôle.
Je vous invite à regarder cette vidéo de Benjamin Brillaud de Nota Bene sur le sujet.
NOTES
(1) Lu Ban (鲁班), l'architecte légendaire chinois, aurait enterré des gens vivants dans ses constructions d'une manière similaire à Hirobashira.
SOURCES
yokai.com, wikipedia.org, kowabana.net, historicmysteries.com, amusingplanet.com
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