Réabonné à Netflix depuis peu, je rattrape mon retard, et j’ai donc regardé le documentaire « Disparue à Tokyo, l’affaire Lucie Blackman ».

Ce documentaire de Yamamoto Hyoe, datant de 2023, revient sur l’une des affaires de disparition les plus marquantes, au Japon comme en Grande-Bretagne.

Le 1er juillet 2000, Lucie Blackman, une jeune Britannique de 21 ans, disparaît à Tokyo, déclenchant une enquête internationale et une inlassable quête de justice.

Outre le père de Lucie, Tim, et les différents intervenants dans l’affaire, dont les enquêteurs, on y retrouve Jake Aldelstein, qui journaliste à l’époque - et diligenté par son journal parce qu’il s’agit d’une « affaire de Gaijin » - aide la famille de Lucie, en servant, par exemple, d’interprète et de lien avec la police.

Agrémentée d’images d’archives, de reconstitutions et d’interviews, cette passionnante enquête de près de 1h30, revient, 24 ans après, sur cette tragique disparition.

Qu’est-il arrivé à Lucie ?

Les théories les plus diverses, et parfois les plus folles, comme une histoire impliquant une secte ou du trafic d’êtres humains, ont été émises. Mais qu’en est-il vraiment ?

On découvre sa vie à Tokyo, son travail d’hôtesse, une Kyabajō (キャバ嬢) au Casablanca, à Roppongi. Contrairement aux idées reçues, les bars à hôtesses (キャバクラ) n’ont rien à voir avec de la prostitution, même, si dans certains quartiers chauds, les deux ne sont, hélas, pas incompatibles. D’autant que certains clubs, dont le Casablanca justement, poussent leurs hôtesses à dîner avec des clients en dehors de celui-ci - des rendez-vous appelés Dōhan (同伴) - avant de les ramener au club, comme le souligne Susy, K. Quinn, ancienne hôtesse du Casablanca et autrice du roman Night girls : « […] Je pense que les limites sont plus floues, parce qu’il est évident qu’en sortant avec un client en dehors du club d’hôtesse pendant votre temps libre, certains vont s’attendre à recevoir davantage. », avant d’ajouter : « J’étais poussée à amener plus de clients, pour avoir des Dōhan. ».

Ce qui, bien entendu, augmente les risques pour les jeunes femmes, dont beaucoup n’ont pas de visa valide (1) et de ce fait, n’iront pas voir la police en cas de problème avec leur patron ou un client, voire pire, si elles sont droguées ou abusées sexuellement.

Toutefois, Susy relativise : « Personnellement, je ne me suis jamais sentie en danger au club. Je pense que certaines situations dangereuses ont pu avoir lieu en dehors des bars. ».

Hélas, cette affaire n'est pas réellement prise au sérieux par la police japonaise. Mais, poussée par la médiatisation, l’acharnement du père à retrouver sa fille coûte que coûte, et, peut-être, par le gouvernement japonais - d’autant que le premier ministre anglais de l’époque, Tony Blair, vient à Tōkyō pour en discuter avec la famille, et ce devant les caméras - celle-ci revoit sa copie, accentue ses recherches et se penche sur les clients douteux des bars et sur des témoignages d’hôtesses droguées.

Un nom en ressort, Honda Yuji.

En me relisant, je me rend compte que je vais trop loin, que je risque de vous révéler toute l’affaire, alors que je devrais juste vous donner envie de regarder le documentaire.

Peut-être est-ce du au fait que celle-ci résonne étrangement aujourd’hui.

En effet, en regardant le documentaire, on ne peut s’empêcher de penser à Tiphaine Veron. Le respect de la vie privée est, encore une fois, au centre de tout. Au début du doc, le père de la jeune disparue indique qu’un compatriote, marié à une japonaise, vient le voir pour lui dire : « Lucie n’étant pas japonaise, il n’y aura pas d’enquête » et avoue son effarement lorsqu’il apprend qu’à Tōkyō (comme partout au Japon d’ailleurs), il n’y a que très peu de caméras de surveillance dans les rues, contrairement à Londres.

Comme beaucoup, du moins je le pense, j’ai un profond respect pour ce père qui se bat contre le système japonais pour retrouver sa fille disparue. Son acharnement, la surmédiatisation de l’affaire pour, excusez l’expression, « court-circuiter » les autorités policières et les obliger à enquêter, témoignent de l’amour qu’il porte à sa fille. Ne pas avoir de réponse doit être terrible, et, encore plus, lorsque l’on sent qu’on n’est pas soutenu.

Tim, le père de Lucie, ici accompagné de la sœur de la disparue, n'a rien lâché.
Tim, le père de Lucie, ici accompagné de la sœur de la disparue, n'a rien lâché.

Si l’archipel est toujours considéré comme l’un des pays les plus sûrs au monde, il n’est pas exempt de failles et, malheureusement beaucoup d’affaires de disparition ne sont pas résolues. Il suffit de lire les différents témoignages ou ouvrages sur les « évaporés » pour le comprendre. Au Japon, on peut « disparaître », sans laisser de trace, volontairement ou non.

© Netflix

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Night girls de Susy K. Night est disponible sur Amazon.com (en anglais). S'il s'agit d'une fiction, l'autrice s'est largement inspirée de son expérience d'hôtesse et, peut-être, au vue du pitch, de l'affaire Lucie Blackman.

Achetée, vendue ... et disparue.
Annabel, l'ancienne camarade de classe de Steph, a disparu.
Aperçue pour la dernière fois en train de boire du champagne avec des hommes d'affaires japonais, Annabel était, selon la rumeur, impliquée dans un monde sexuel souterrain inquiétant où chaque fille a son prix.
Alors que Steph se lance à la recherche de son amie disparue, elle se retrouve entraînée dans le monde glamour des petites amies à louer et du sexe à vendre.
Bientôt, la recherche d'Annabel devient de plus en plus désespérée, et elle demande de l'aide aux femmes qui connaissent le sexe mieux que quiconque.

 

Anne Allison, anthropologue, a sorti, en 1994, Nightwork: Sexuality, Pleasure, and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Club, disponible sur Amazon.com (en anglais). Celui-ci raconte le vécu de son propre travail en tant qu'hôtesse dans un bar de Tōkyō vers le milieu des années 1980. Elle décrit l'atmosphère particulière des bars à hôtesses où le machisme est « réalisé et ritualisé collectivement ». 

Dans Nightwork, Anne Allison ouvre une fenêtre sur la culture d'entreprise japonaise et les identités de genre. Anne Allison a accompli les tâches ritualisées d'une hôtesse dans l'un des nombreux « clubs d'hôtesses » de Tokyo : servir des boissons, allumer des cigarettes et tenir des conversations flatteuses ou émoustillantes avec les hommes d'affaires qui s'y rendent sur les notes de frais de leur entreprise. Son livre examine d'un œil critique la manière dont ces établissements créent des liens entre les hommes en col blanc et forgent une identité masculine qui répond aux besoins de leurs entreprises.
 

Les Évaporés du Japon de Léna Mauger et Stéphane Remael, chez Les Arènes

Chaque année, quelque 100 000 japonais s’évaporent sans laisser de traces… Débarrassés de leur passé, ils tentent de refaire leur vie en passagers clandestins de l’archipel. Lié à la honte et au déshonneur, le phénomène est au cœur de la culture nippone.

Mikio, évaporé depuis soixante-cinq ans : J'ai 12 ans, je pars. Mon père, marin, a toujours été absent, sûrement marié ailleurs. Ma mère nous élevait seule sur l'île d'Hokkaido, mes sœurs et moi. Elle travaillait dans une usine de filets de pêche. À la maison, elle était énervée, elle se fâchait contre tout, son travail, les mains qui lui faisaient mal, notre père envolé, les voisins, les placards vides, et les coups pleuvaient pour un rien. Je n'étais pas heureux. J'ai 12 ans, je n'ai pas peur.
 

Jake Adelstein, je vous invite à lire mon article le concernant, a écrit plusieurs livres, des auto-biographies et ce qu’on pourrait considérer comme un article, voire un plaidoyer, sur une affaire qui a ébranlé le monde du Bitcoin. Tous sont parus aux éditions Marchialy. En poche, dirigez-vous vers Points.

Le nouveau, Tokyo Noir: in and out of Japan’s underworld, n'est pas encore sorti en France.Une suite sombrement comique de Tokyo Vice, qui tient à la fois de la leçon d'histoire, de l'exposé de faits réels et des mémoires. Nous sommes en 2008, et cela fait un moment que Jake Adelstein n'est plus le seul journaliste criminel gaijin du Yomiuri Shimbun. L'économie mondiale est en crise, Jake ne travaille plus pour la police mais continue de fumer à la chaîne des cigarettes au clou de girofle, et Tadamasa Goto, le patron le plus puissant du monde du crime organisé japonais, a été banni des yakuzas, ce qui donne à Jake Adelstein un ennemi de moins à craindre - pour le moment.

POUR ALLER PLUS LOIN

netflix.com, lessoireesdeparis.com

NOTE

(1) Pour rappel, le visa touristique est limité à 90 jours pour la France. Bien que l'immigration japonaise ne demande généralement pas à voir votre billet de retour, il est obligatoire d'en posséder un, parce que, justement, beaucoup d’étrangers ne repartaient pas après les 90 jours.

PHOTO DE COUVERTURE

© Netflix

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