Le 1er septembre 1923, le séisme du Kantō (関東大震災) ravage la région éponyme. Estimé à une magnitude de moment de 7,9 sur l'échelle de Richter, il fait, selon les sources, entre 100 000 et 400 000 morts... Près de 400 000 bâtiments sont détruits et des millions de japonais se retrouvent sans abri.

Paul Claudel, alors ambassadeur de France au Japon, est le témoin de l'événement dramatique : ''Tout bougeait, c'est une chose d'une horreur sans nom que de voir autour de soi la terre bouger comme emplie tout à coup d'une vie monstrueuse et autonome. Ma vieille ambassade se débattait au milieu de ses étais comme un bateau amarré''. Décidant de secourir les Français présents, il décrit l'apocalypse qui frappe alors Tōkyō : ''Les incendies ont commencé de toutes parts les colonnes de fumées s'élèvent, les voies d'eau sont coupées, les pompes écrasées sous les ruines, le vent souffle en tempête, c'est un typhon qui passe en ce moment sur la capitale... ''.

Le capitaine du SS Dongola, un paquebot de la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company (P-O), rapporte que, alors qu'il était ancré dans le port intérieur de Yokohama : '' À 11 h 55, le navire commença à trembler et à vibrer violemment et, en regardant vers le rivage, on a vu qu'un terrible tremblement de terre se produisait, des bâtiments s'effondraient dans toutes les directions et, en quelques minutes, rien ne pouvait être vu pour les nuages de poussière. Lorsque ces feux ont été éliminés, on pouvait voir partir dans de nombreuses directions et, dans une demi-heure, la ville entière était en flammes'.'.

Le tremblement de terre, dont l'épicentre se trouve au bord de la plaque tectonique terrestre située sous la baie de Sagami, le long de la ligne connue sous le nom de Fosse de Sagami (相模トラフ), dévaste Tōkyō (1), Yokohama, les préfectures de Chiba, Kanagawa et Shizuoka, et cause des dommages étendus dans toute la région du Kantō. La force du tremblement de terre est si grande qu'elle déplace la statue du Grand Bouddha de Kamakura, qui pèse environ 121 tonnes, de près de 60 centimètres... et ceci à plus de 60 km de l'épicentre.

Le quartier de Marunōchi en flammes © Showa History Vol.4: Pre-Showa History - Great Kanto Earthquake
Le quartier de Marunōchi en flammes © Showa History Vol.4: Pre-Showa History - Great Kanto Earthquake

Beaucoup d'habitants meurent à la suite des grands incendies qui éclatent, d'autant que le séisme frappe un peu avant midi, en plein repas (11h58, heure japonaise). Selon les sources, certains incendies se transforment en véritables tempêtes de feu. Environ 38 000 personnes perdent la vie, lorsque le Rikugun Honjo Hifukusho (anciennement le dépôt de vêtements de l'armée) dans le centre-ville de la capitale, est englouti par les flammes. Malheureusement, le tremblement de terre ayant brisé les canalisations d'eau dans toute la ville, l'extinction des incendies prendra près de deux jours complets, accentuant le nombre de victimes. Toutefois, les zones ouvertes du parc de Shiba, du parc de Hibiya et du parc d’Ueno contribuent à empêcher les incendies de s’étendre. Dans les montagnes de l'ouest de la préfecture de Kanagawa, des glissements de terrain et des coulées de débris se produisent, et le long de la côte, de nombreux dégâts sont causés par le tsunami engendré.

Dégâts humains et matériels causés par le Grand tremblement de terre © Nippon.com
Dégâts humains et matériels causés par le Grand tremblement de terre © Nippon.com

Depuis, le Japon vit dans la crainte d'un séisme gigantesque qui devrait survenir dans un avenir plus ou moins proche. Les différents tremblements de terre meurtriers de ces dernières années, citons celui de Kōbe en 1995 (avec une magnitude de 7,3), celui du Tohoku en 2011 (9,1) et le tsunami qui suivit, celui de Kumamoto en 2016 (6,5 avec plus de 130 répliques) ou encore les réguliers se produisant au large de Fukushima (7,3 en 2021 et 2022) ne sont, pour certains, que les prémices de ce fameux Big One.

L'horreur après la catastrophe

Comme si le séisme et ses conséquences n'avaient pas suffi. Le lendemain du tremblement de terre, le cabinet de Yamamoto Gonnohyōe (山本権兵衛) déclare la loi martiale et ordonne à tous les chefs de la police de faire de l'entretien de l'ordre et de la sécurité une priorité absolue. Malheureusement, le chaos et la panique ont déjà amené de nombreuses fausses rumeurs, dont certaines seront fatales.

Pour exemple, celle accusant les Coréens résidant au Japon de tirer parti de la catastrophe pour piller et rançonner, d'empoisonner les puits et d'allumer des incendies. Le sentiment anti-coréen est renforcé par la peur du mouvement indépendantiste coréen, car, ne l'oublions pas, le Japon occupe le pays depuis 1905 et l'établissement d'un protectorat exercé par l'Empire, avant de lancer sa colonisation en 1910. Ces rumeurs provoquent, entre autres, Le massacre du Kantō, qui commence dès le jour du tremblement de terre et se poursuit pendant trois semaines, où des soldats de l'armée impériale japonaise, des policiers et des groupes miliciens assassinent entre 6 000 à 10 000 Coréens.

Sur la source desdites rumeurs, Yoshino Sakuzō (吉野 作造), éminent politologue et écrivain japonais de l'ère Taishō, écrit en novembre 1923 : ‘’En ce qui concerne le point de départ de la rumeur sur les soit-disant « attaques coréennes » qui auraient semé une grande confusion dans la population des zones touchées par le tremblement de terre, les thèses sont nombreuses et variables. Selon l'explication d'un responsable de la préfecture de police métropolitaine, le soir du 1er septembre, un groupe de prisonniers libérés de la prison de Yokohama aurait circulé en commettant divers actes de vandalisme - viols, pillages, incendies, et aurait été confondu avec des Coréens séditieux; quel qu'en soit le point de départ, de toutes façons, divers faux bruits sont nés et se sont répandus partout presque aussi vite que la lumière de l'éclair, et on peut dire que cette fois-ci, ils ont été sources de malheurs. Selon les services de police du département de Kanagawa, ce serait des membres de la faction de Yamaguchi Masanori du parti ouvrier constitutionnel, emprisonnés depuis peu à Yokohama pour vols et pillages, qui aurait fait circuler cette rumeur. Par ailleurs, selon d'autres enquêtes telles que celle de l'Alliance des milices du Kantô, la rumeur serait partie de Yokohama et des environs de Takatsu, aurait franchi la rivière Tamagawa, puis traversant Shibuya, Kamata, Ômori, Shinagawa, se serait infiltrée dans la capitale. La préfecture de police a même envoyé plusieurs inspecteurs placés sous les ordres de l'inspecteur principal Deguchi au commissariat de police de Takatsu où, il est vrai, on discuta âprement à propos de cette rumeur. Sitôt parvenue à Tôkyô, du côté de Shibuya et ailleurs, la rumeur aurait été propagée par des policiers et des militaires de réserve en direction de la population, et aurait jeté le trouble dans l'esprit des gens; il est toutefois vrai que même des responsables de la préfecture de police de Tôkyô ont d'abord cru à cette rumeur.
Le point de départ de la rumeur demeure encore à l'heure actuelle entouré d'un voile de mystère, mais on doit reconnaître que, sur le moment, les dispositions prises par la police et l'armée pour la contrer n'ont pas été appropriées.‘’
. Source : Ebisu - Études Japonaises / Année 1999, via Persée. Présenté par Anne Gonon, le document, dont je vous invite à lire l'intégralité, se conclut par une liste de massacres, totalisant pas moins de 2613 victimes.

Beaucoup de coréens furent massacrés après le séisme © Wikipedia.org
Beaucoup de coréens furent massacrés après le séisme © Wikipedia.org

Alors que de nouvelles rumeurs se répondent, des groupes de justiciers armés de sabres et d’autres armes improvisées s'organisent. Les victimes de la violence de l’armée, de la police et des justiciers ne sont plus seulement les Coréens, mais également des Chinois, des Japonais mal identifiés, sans compter les anarchistes et socialistes japonais, comme Ōsugi Sakae (大杉 栄) et Noe Itō (伊藤 野枝), sommairement exécutés par le lieutenant Amakasu Masahiko (甘粕正彦), en même temps que le neveu de Sakae, Tachibana Munekazu, âgé de seulement six ans (2), au sein du commissariat de Kameido. Autre exemple, le 6 septembre, dans le village de Fukuda, neuf Japonais, dont des femmes et des enfants, tous appartenant la caste des Burakumin et vendant des médicaments le long du fleuve Tone, sont massacrés par une centaine de villageois qui les prennent pour des Coréens.

Le site japonsamourai.fr donne deux autres cas : ''Selon les archives de l’armée, un cavalier a abattu ce jour-là un Coréen qui « se comportait de manière suspecte » dans le village de Minami-Gyotoku, qui fait actuellement partie de la ville d’Ichikawa, dans la préfecture de Chiba. [...] Et à Azabu, Tokyo, un fantassin a poignardé à mort un homme qui brandissait une épée japonaise. L’homme s’est avéré être un Japonais identifié par erreur comme étant Coréen.''.

Après les massacres, Takarabe Takeshi (財部 彪,), alors ministre de la Marine, fait l'éloge des lyncheurs japonais pour leur ''esprit martial'', les décrivant comme un résultat réussi de la conscription militaire.

En 2023, alors qu'on s'apprête à célébrer les 100 ans de la catastrophe, un Coréen du Japon explique à Bruno Duval, correspondant de RFI : ''J'étais bébé à l'époque, donc j'ai très peu de souvenirs des événements, confie le second immigré. En revanche, jamais je n'oublierai le visage rieur de mon grand frère. Il a été battu à mort par des policiers, qui n'ont jamais été jugés. Il était né et avait toujours vécu au Japon, n'avait jamais fait de mal à personne... Mais après le séisme, le simple fait d'être Coréen faisait de vous un suspect.''

Selon Zoom Japon : ''Le nombre exact de victimes est inconnu car les autorités japonaises ont détruit les preuves (y compris en brûlant les cadavres des victimes) et ont eu recours à différents moyens pour entraver les enquêtes.''. Je ne peux d'ailleurs que vous inviter à lire leur passionnant article sur le sujet.

La loi martiale ne sera levée qu'en novembre.

Le Japon, entre révisionnisme et devoir de mémoire

Si, depuis 1974, le 1er septembre de chaque année, une cérémonie de commémoration des victimes coréennes du grand tremblement de terre est organisée au parc de Yokoamichō (横網町公園), à Tōkyō, les successives autorités japonaises n'ont jamais reconnu leur responsabilité, rejetant celle-ci sur les milices citoyennes, dont certains membres avaient été jugés pour la forme à l'époque, et, à ce jour, aucune enquête n'a été diligentée, ''faute d'archives''.

Depuis 2017, la gouverneure de Tōkyō, Koike Yuriko (小池 百合子), n'a cessé d'exprimer le scepticisme quant au massacre. Elle a ainsi rompu avec la tradition d'envoyer un message de condoléances lors de la commémoration du massacre. Certains n'hésitent pas à y voir un appel du pied vers sa base électorale, plus à droite que la droite... Le 28 octobre 2022, il est même révélé que son administration a censuré un court-métrage, parce qu'il mentionnait le massacre, alors qu'il devait être projeté lors d'une exposition organisée par le Tokyo Metropolitan Human Rights Promotion Center.

En 2020, un groupuscule négationniste japonais a même organisé un rassemblement à Sumida appelant à la démolition du mémorial se trouvant dans le parc de Yokoamichō, affirmant que le massacre n'avait jamais eu lieu et que le mémorial constituait un ''discours de haine contre nos ancêtres''.

Pour conclure, je laisserai la parole à Kim Do-im, qui, en 2023, confiait à l'AFP : "Cela me fait mal au cœur" qu'il n'y ait jamais eu d'excuses officielles du Japon sur cette tuerie largement occultée. Je veux que le gouvernement demande pardon".

À VOIR

Septembre 1923 (福田村事件 - Fukudamura jiken) de Mori Tatsuya (森 達也). Hélas, ce film n'est pas disponible en français, mais si vous parlez japonais, il retrace l'incident de Fukuda, dont je parle un peu plus haut. Si son financement a été très difficile, il a reçu des prix, dont ceux de Meilleur film, Meilleur réalisateur et Meilleur scénario à la 47th Japan Academy Film Prize (2024).

Le réalisateur Chongkong Oh a réalisé deux films documentaires sur le massacre du Kantō  : Hidden Scars: The Massacre of Koreans from the Arakawa River Bank to Shitamachi in Tokyo (1983) et The Disposed-of Koreans: The Great Kanto Earthquake et Camp Narashino (1986). Malheureusement, ces documentaires sont rares et je n'ai trouvé que des mentions.

À LIRE

Le Grand Tremblement de terre du Kantō de Yoshimura Akira (吉村 昭), chez Actes Sud

Le 1er septembre 1923, peu avant midi, se produit le grand tremblement de terre du Kantô. De Tôkyô à Yokohama, tout n’est plus que désastre : un épisode de la vie du Japon qui laissa la population dans un extrême dénuement et le pays dans une situation économique déplorable.
Le lecteur se trouve ainsi projeté dans le flot terrifiant des événements tout en découvrant l’attitude de toute une galerie de personnages face au drame, qu’il s’agisse d’un banal inconnu ou d’un haut responsable local négligent et capable du pire, qu’il soit question des secours, de la presse, ou du rôle de la rumeur. Mais, au-delà de cette fresque parfois insoutenable, et tout en s’appuyant sur une importante documentation ponctuée de témoignages et de chiffres, Akira Yoshimura s’attache à décrire le cheminement d’une rivalité, celle de deux hommes, deux sismologues aux thèses opposées, deux individus qui ensemble et non l’un contre l’autre auraient peut-être sauvé des milliers de Japonais. Un livre très marquant, un récit-document dans lequel le grand écrivain humaniste donne à voir une nouvelle fois l’énergie et la force morale de son peuple face aux tragédies les plus effroyables de l’histoire contemporaine.

Vue panoramique de Nihonbashi et Kanda le 15 septembre © Osaka Mainichi newspaper — Earthquake Pictorial Edition

Vue panoramique de Nihonbashi et Kanda le 15 septembre © Osaka Mainichi newspaper — Earthquake Pictorial Edition

NOTES

(1) En 1923, Tōkyō n'était constituée que de ce qui est aujourd'hui les 23 arrondissements spéciaux.
(2) La pierre tombale de Tachibana Munekazu, sur laquelle son père a fait graver ''Massacré par des chiens, en même temps que Sakae et Noe Osugi'' est conservée au temple Kakuōzan Nittai-ji, à Nagoya.

SOURCES

wikipedia.org, hérodote.net, zoomjapon.info, nippon.com

PHOTO DE COUVERTURE

Yokohama © Yokohama Central Library

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