Il y a des artistes dont la vie s’écrit entre deux mondes. Georges Ferdinand Bigot, né en 1860 à Paris et mort en 1927 à Bièvres, fait partie de ceux-là. Caricaturiste, graveur, peintre et observateur attentif, il pose son regard satirique et bienveillant sur un Japon en pleine mutation.
Son œuvre, à la fois esthétique et critique, témoigne d’une époque charnière : celle de l’ère Meiji (明治時代), lorsque l’archipel se réinvente à marche forcée pour devenir une puissance moderne.
Georges Ferdinand Bigot commence sa carrière à Paris, dans le sillage des caricaturistes du Chat Noir. Il étudie à l'École des beaux-arts et se passionne très tôt pour l’art japonais, influencé par l'ukiyo-e (浮世絵) et le japonisme (voir plus bas) qui séduit alors toute l’Europe. Son intérêt ne reste pas théorique : il apprend le japonais, fréquente les milieux intellectuels intéressés par l’Asie, puis décide de partir.
En 1882, à 22 ans, Bigot débarque au Japon. Il y reste jusqu’en 1899. Durant ces 17 années, il vit principalement à Tōkyō et enseigne le dessin à l’École militaire de l’armée impériale, puis à l’Université impériale.
Mais c’est surtout dans ses croquis et caricatures que s’exprime toute sa sensibilité. Il observe avec un regard d’ethnographe le quotidien des Japonais, leur façon de vivre, leurs coutumes, et surtout, les bouleversements liés à la modernisation imposée par le gouvernement Meiji. L’occidentalisation des vêtements, l’essor des chemins de fer, la bureaucratie, la politique intérieure et extérieure… tout devient sujet à réflexion graphique.
En 1887, Bigot lance son propre magazine satirique illustré, Tōbae, nom inspiré du peintre Toba Sōjō (鳥羽僧正), célèbre pour ses caricatures animalières. Écrit en japonais, le journal lui permet de diffuser ses critiques sociales directement au lectorat local. Il y croque les excès du pouvoir, les absurdités de la modernité mal digérée, mais sans mépris : son humour, souvent tendre, témoigne d’un profond respect pour le peuple japonais. Toutefois, bien que Bigot continue à produire des œuvres satiriques après cette période, le journal lui-même n'est pas publié au-delà de 1889.
Ses dessins sont publiés dans plusieurs journaux japonais, notamment Yūbin Hōchi Shinbun et Kaishin Shinbun et européens. Bigot devient rapidement une figure incontournable du paysage artistique et intellectuel de l’époque.
En 1899, avec la suppression des concessions étrangères, Bigot, qui publie son journal satirique depuis la concession britannique de Yokohama, pour échapper à la censure japonaise, se retrouve directement soumis aux lois japonaises. Cette nouvelle situation juridique, combinée à l'intensification des contrôles sur la presse, rend son activité de caricaturiste beaucoup plus risquée. De plus, des facteurs personnels, tels que son divorce, influencent sa décision de retourner en France avec son fils.
De retour en France, Bigot continue à dessiner et à publier, notamment dans l'Imagerie d'Épinal à partir de 1906. Il contribue également à des journaux français, tels que Le Courrier français, Le Journal amusant ou La Caricature. Cependant, bien qu'il soit actif, il ne retrouvera jamais l'intensité créative de ses années japonaises. Ses œuvres postérieures, bien que toujours empreintes de son style distinctif, reflètent une certaine nostalgie du Japon qu'il a quitté.
Il meurt en 1927, presque oublié. Ce n’est que bien plus tard que l’on redécouvre l’importance de son témoignage graphique : un regard unique d’Européen intégré à la société japonaise, mais jamais dupe des contradictions de son temps.
Aujourd’hui, les œuvres de Georges Ferdinand Bigot sont conservées dans de nombreuses bibliothèques et musées, en France et au Japon. Ses albums Croquis japonais (日本素描), Japonaises et Les aventures de M. Ritain globe-trotter demeurent des témoignages précieux du Japon de Meiji. On les consulte autant pour leur valeur artistique que pour leur dimension documentaire.
Bigot reste un cas rare d’artiste occidental ayant su représenter le Japon sans exotisme outrancier. Il n’est ni un simple observateur, ni un donneur de leçons : il est un homme entre deux mondes, un caricaturiste lucide et affectueux, qui aura su, avec ses crayons et sa plume, raconter une époque de tous les changements.
Si Bigot est connu pour ses caricatures, il était également un excellent illustrateur au style réaliste.
Croquis japonais (日本素描集) regroupant trente eaux-fortes exécutées en 1886, soit quatre ans après son installation au Japon, est un recueil où Bigot illustre avec une grande finesse la vie quotidienne des Japonais, leurs coutumes, les scènes rurales et citadines, le tout avec une tendresse et une précision quasi ethnographique. Ici, plus de satire mordante, mais un regard sincère, souvent émerveillé, sur le Japon traditionnel qu’il a tant aimé.
Les œuvres de ce recueil rappellent ses années de formation à l’École des beaux-arts de Paris, et révèlent un style influencé par l’aquarelle, le croquis de plein air et la gravure, souvent proche des carnets de voyage des orientalistes. Les planches sont élégantes, parfois empreintes de nostalgie : le Japon qu’il dessine alors est encore celui des maisons en bois, des paysans, des porteurs et des kimonos quotidiens — un Japon sur le point d’être transformé par la modernité et l’occidentalisation.
À découvrir sur le site de Gallica. Je vous conseille également de consulter ses autres recueils, dont Asa, Ma-ta et O-Ha-Yo.
Le japonisme désigne l'engouement des artistes et intellectuels français pour l'art et la culture japonais à partir des années 1860. Ce phénomène, qui s'étend jusqu'au début du XXe siècle, a profondément influencé les arts visuels, la littérature, les arts décoratifs et la mode en Europe.
La découverte des ukiyo-e (1) — ces estampes japonaises représentant des scènes de la vie quotidienne, des paysages ou des acteurs de kabuki — a bouleversé les artistes occidentaux. Des figures telles que Félix Bracquemond, Henri Rivière ou Claude Monet ont intégré les principes esthétiques japonais dans leurs œuvres, adoptant des compositions asymétriques, des aplats de couleur et une nouvelle approche de la perspective.
En littérature, des auteurs comme Judith Gautier et Pierre Loti ont exploré le Japon à travers romans et poèmes. Leurs œuvres, telles que La marchande de sourires (1888) et Madame Chrysanthème (1887), mêlent fascination et exotisme, offrant une vision romantisée du Japon.
Le japonisme a laissé une empreinte indélébile sur l'art occidental, contribuant à l'émergence de mouvements tels que l'Art nouveau. Il a également encouragé une réévaluation des arts décoratifs et une ouverture vers de nouvelles formes d'expression artistique.
Le japonisme en France - De l’Impressionnisme à l’Art déco (1860-1940), consultable en ligne sur le site de la BNF.
Japonisme : échanges culturels entre le Japon et l'Occident, chez Phaidon (2007).
(1) Au Japon, les estampes ukiyo-e étaient souvent considérées comme des objets de consommation courante, produits en masse et vendus à bas prix. Elles servaient fréquemment à des usages quotidiens, tels que l'emballage de marchandises. Cette pratique a conduit à la découverte fortuite de ces œuvres par des artistes et collectionneurs occidentaux. Par exemple, le graveur français Félix Bracquemond aurait découvert des croquis du Hokusai Manga en 1856, utilisés comme matériau d'emballage dans la boutique de son marchand. Cette découverte a joué un rôle significatif dans l'émergence du japonisme en Europe, où ces estampes ont été revalorisées et ont exercé une influence notable sur les artistes de l'époque.
catalogue.bnf.fr, gallica.bnf.fr, journals.openedition.org
Extrait de Croquis japonais © Gallica
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